Montfortsur-Meu est une commune française située sur le Meu dans le département d'Ille-et-Vilaine, en région Bretagne. peuplée de 6 726 habitants [Note 1] pour une superficie de 14 km 102 000 € 215 €/m² Terrain 474 m² Hochfelden 67270 Hochfelden est une commune alsacienne dynamique située à 30 km au nord-ouest de Strasbourg et 30 km de Saverne, avec un accès rapide à l'A4. La gare permet également de rejoindre ses 2 villes en moins de 25 mn. Ses 4000 habitants profitent de nombreux commerces et services et de belles infrastructures sportives et culturelles. Les familles apprécieront les écoles, de la maternelle au collège ainsi que la présence d'un peìri-scolaire. Le lotissement se situe à proximité du centre-ville, dans de vastes espaces de nature avec vue dégagée sur les paysages environnants. Il compte de 30 terrains à bâtir de 379 à 897 m². 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Association à Montfort-sur-MeuAnnuaire Mairie / Bretagne / Ille-et-Vilaine / Montfort Communauté / Montfort-sur-Meu / AssociationsToutes les informations sur les 159 associations sur la commune de Montfort-sur-Meu. Annuaire des organismesMission d'accueil et d'information des associations d'Ille-et-VilaineDélégué départemental à la vie associative d'Ille-et-VilaineGreffe des associations d'Ille-et-Vilaine à RennesDéfense de droits fondamentauxDéfense de droits fondamentaux, activités Mali Montfort - Défense de droits des immigrées MAIRIEBOULEVARD VILLEBOIS MAREUILNuméro RNA W353003904 Information communicationRadio Frequence Huit Radios privées Hôtel JuguetPlace du TribunalNuméro RNA W353013062 Pratiques d'activités artistiques ou culturellesCulture, pratiques d'activités artistiques, pratiques Paul le Flem Pratiques d'activités artistiques ou culturelles 21 Rue DE LA SAULNERIENuméro RNA W353000839Association Art Et Danse Pratiques d'activités artistiques ou culturelles MairieNuméro RNA W353004653Association Collectif Recif Pratiques d'activités artistiques ou culturelles 1 Allée des HypolaïsNuméro RNA W442017169Bulles d'Art Pratiques d'activités artistiques ou culturelles MairieBoulevard Villebois MareuilNuméro RNA W562002558Carrement Swing Promotion de l'art et des artistes 17 Rue du DanubeNuméro RNA W353005501Castor & Pollux Musique 29 Rue Saint NicolasNuméro RNA W353015813Celtin' Paotr Et Wayfarers Reunis Folklore 6 ter Rue Jean Pierre BertelNuméro RNA W353008362Chroniqueurs Vagabonds Expression écrite, littérature, poésie 3 Place de la CohueNuméro RNA W353014035Cinema la Cane Photographie, cinéma 13 Boulevard CarnotNuméro RNA W353006551Clin d'Oeil Sur l'Art Artisanat, bricolage, expositions Route de la ForgeNuméro RNA W353014148Culture Musicale Musique 8 Rue des ArcadesNuméro RNA W353008442Dare-dare Production Spectacles 4 Rue du Champ ClosNuméro RNA W353016581Degermat Spectacles 7 Rue Pierre LotiNuméro RNA W353008350Div Yezh Monforzh Langues, dialectes 5 Rue du PuitsNuméro RNA W353020028Ensemble Vocal Alain Fromy Musique 11 Rue des EchevinsNuméro RNA W353009058Ensemble Vocal les Enchantements Pratiques d'activités artistiques ou culturelles 11 Rue des EchevinsNuméro RNA W353007143Entre Cour Et Jardin Spectacles 4 Rue des EchevinsNuméro RNA W353006629Fabrik 345 Promotion de l'art et des artistes 7 Allée des TaminiersNuméro RNA W353003415K'danse En Broceliande Pratiques d'activités artistiques ou culturelles MairieNuméro RNA W353001539L' Outil En Main de Montfort Sur Meu Pays de Broceliande Artisanat, bricolage, expositions MairieBoulevard Villebois MareuilNuméro RNA W353003665L'orange Verte Promotion de l'art et des artistes CHEZ MME COLIN52 Rue DE GAELNuméro RNA W353000476Les Amis de l'Orgue MontfortaisLes Beurdassous Musique 2 Rue des TempliersNuméro RNA W353011968Les Oiseaux de Passage Pratiques d'activités artistiques ou culturelles 11 Impasse de la ChapelleNuméro RNA W453000899Les Pinceaux d'Aquarelle Artisanat, bricolage, expositions 20 Boulevard de GaulleNuméro RNA W353005954Les Univers Dansés d'AshiaMélimélodies Musique 6 Allée de la BigottièreNuméro RNA W353012511Micmac Musique 1 Rue du General LeclercNuméro RNA W353016381Orchestre Et Choeur de Broceliande Et Choeur Feminin de l'Abbaye Saint-jacques En Broceliande Musique MairieBoulevard Villebois MareuilNuméro RNA W353008793Recre A Fil Artisanat, bricolage, expositions 9 Rue des RiedonesNuméro RNA W353004953Sortir A Broceliande Promotion de l'art et des artistes 8 Ruelle de l'EnclosNuméro RNA W353006238Storlokus Promotion de l'art et des artistes 23 Allée Albert CamusNuméro RNA W353009950The Plectrums Musique 11 Allée Paul le FlemNuméro RNA W353016621 Clubs de loisirs, relations" Club Vedette France " Collectionneurs de véhicules 13, Rue Paul Féval -Numéro RNA W353003264"cercle Montfortais" Centres de loisirs Mairie -Numéro RNA W353002221Ambiance Peche Promenade Centres de loisirs Rue Etienne MaurelNuméro RNA W353016410De l'Eau Au Moulin Clubs de loisirs, relations Ecole du Moulin à VentBoulevard SurcoufNuméro RNA W353000133Dyanaventure Collectionneurs de véhicules 3 Impasse Lé du MeuNuméro RNA W353010963Envie de Vie En Ville Activités festives 12 Chemin du Moulin de la HarelleNuméro RNA W353015372Federation Nationale Grandir Ensemble Clubs de loisirs, relations 8 Rue de la GareNuméro RNA W353002309Jeux Traditionnels de Pays Clubs de loisirs, relations Montfort Communauté4 Place du TribunalNuméro RNA W353007490La Forge Naine Jeux de cartes, jeux de société 34 Résidence La MontagneNuméro RNA W353005844Les Amis de la Chataigneraie Activités festives 20 Impasse Marin MarieNuméro RNA W353008606Les Amis du Pere Tuichot Réseaux d'échanges La Lande de BeaumontNuméro RNA W353011056Les Jardins de l'Abbaye - Ondes Scelerates Activités festives Boulevard Villebois MareuilNuméro RNA W353016565Les Sabots Bretons Animaux familiers 21 Rue de GaëlNuméro RNA W353014197Montfortclasse8 Activités festives 10 Ter Rue de RennesNuméro RNA W353016265Action socioculturelleAmicale des Retraites du Grand Saloir Saint Nicolas Clubs troisième âge MairieNuméro RNA W353006198Association Francaise Prevention Aux Sinistres Associations socio-éducatives 54 bis Rue Saint NicolasNuméro RNA W353009211Centre Creatif Musical de Montfort Sur Meu Ccmm Associations socio-éducatives mairie de Monfort sur MeuBoulevard Villebois MareuilNuméro RNA W353014184Comite de Jumelage Echanges culturels internationales MAIRIENuméro RNA W353004302Comite des Fetes de Montfort Sur MeuGenerations Mouvement - les Aines Ruraux - Club de l'Amitie de Montfort Sur Meu Clubs troisième âge mairieNuméro RNA W353003713Reseau Loisirs Pluriel Colonies de vacances 8 Rue de la GareNuméro RNA W353019827 Sports, activités de plein air" Canoe-kayak du Pays de Broceliande " Aviron, canoë-kayak La ChevènerieNuméro RNA W353003327" Montfort Basket Club " Basket-ball 11, Place de la Mairie -Numéro RNA W353003195" Tai Chi Chuan Montfort " Autres arts martiaux 13 Rue du NoroitNuméro RNA W353003177"roller du Pays de Montfort" Roller, skate 1 Chemin de la Croix HuchardNuméro RNA W353001850A Rod Laosk Marche sportive 6 résidence de la MontagneNuméro RNA W353015184Arts Et Mouvement Gymnastique 13 Allée Paul Le FlemNuméro RNA W353014232Association Cyclos Randonneurs Montfortais Cyclisme 16 Allée de la TramontaneNuméro RNA W353007339Association de Yoga du Pays de MontfortAssociation Montfort Tennis de TableAssociation Petanque Montfortaise Boules MAIRIEBoulevard VILLEBOIS MAREUILNuméro RNA W353001486Association Sportive du College d'Enseignement Secondaire de Montfort-sur-meu Associations multisports scolaires Boulevard PasteurNuméro RNA W353009965Association Sportive Saint Louis Marie Associations multisports scolaires 11 Boulevard CARNOTNuméro RNA W353000765Association Sports Et Loisirs "les Ajoncs d'Or" Handisport 12 Saint-LazareNuméro RNA W353015283Broceli'gym Montfort Gymnastique 14 Rue Per Jakez HeliasNuméro RNA W353010154Broceli'hand Club Handball Brocéli'Hand ClubPlace de la MairieNuméro RNA W353006509Broceliande Sports Subaquatiques 'bss' Sports, activités de plein air MAIRIENuméro RNA W353002678Broceliande Triathlon Associations multisports locales 27 Rue Paul FévalNuméro RNA W353006537Equisports du Pays de Montfort Sur MeuFootball Club de Montfort Sur Meu Corporel Gymnastique MairieBoulevard Villebois MareuilNuméro RNA W353001543L'office des Sports du Canton de Montfort Organisation sportive, Clubs de supporters Hôtel Montfort Communauté4 Place du TribunalNuméro RNA W353001553Le Volant Enchanteur Tennis 3 Rue du GouverneurNuméro RNA W353013170Le Volley-club de la CaneLes Ailes du Desert Sports mécaniques 12 DOMAINE DE LA RIVIERENuméro RNA W353002683Ligue d'Improvisation Et de Gestalt-therapie - Ligt Gymnastique 34 Rue Saint NicolasNuméro RNA W353012501Montfort Energym de Montfort Sur Meu Gymnastique MairieBoulevard Villebois MareuilNuméro RNA W353010500Raid Breizh Attitude Marche sportive appartement 0082 Boulevard de la Duchesse AnneNuméro RNA W353010368Raiv Montfort Sur Meu Roller, skate MairieBoulevard Villebois MareuilNuméro RNA W353002694Shotokan Karate-do Montfort/meu Autres arts martiaux Hôtel de VilleBoulevard Villebois MareuilNuméro RNA W353006037Tennis Club de BroceliandeTork Roll 3d Sports aériens 9 Allée Paul Le FlemNuméro RNA W353006707Union Sportive de la Cooperl Football Boulevard l'AbbayeNuméro RNA W353016297Yoga Au Pays Pourpré Gymnastique 57 Rue Andree Bourcois MaceNuméro RNA W353016686Yoga Bien Etre Et Vitalite Gymnastique 11 Rue Desire LucasNuméro RNA W353016719 Chasse pêcheAssociation Agreee de Peche Et de Protection du Milieu Aquatique de Montfort-sur-meu - la Perche Montfortaise - Aappma Pêche MairieBoulevard Villebois MareuilNuméro RNA W353007439Association de Chasse Privee de Bonne Rencontre de Plumaugat Chasse 14 Allée de la TramontaneNuméro RNA W353009450Societe de Chasse de Montfort Sur MeuAmicalesAmicales, groupements affinitaires, groupements d'entraide hors défense de droits fondamentaux.Amicale des Retraites "ajoncs d'Or" Groupements d'entraide et de solidarité 4 Rue du gouverneurNuméro RNA W353011084Amicale du Centre Hospitalier de Montfort Sur Meu Association du personnel d'une entreprise 33 Rue Saint NicolasNuméro RNA W353013458Amicale du Personnel Communal de Montfort Sur Meu Association du personnel d'une entreprise MairieNuméro RNA W353015590Association des Usagers de la Zone d'Activites de Montfort Sur Meu Amicales Boulevard Villebois MareuilNuméro RNA W353011137Association du Comice Agricole du Pays de Montfort Organisation de professions Montfort Communauté4 Place du TribunalNuméro RNA W353014833Association Pour la Promotion du Commerce Et de l'Artisanat MontfortaisBretagne Scolarite Benin Groupements d'entraide et de solidarité Clos du PressoirChemin de la Croix HuchardNuméro RNA W353007571Cap Ados Vacances Associations de personnes handicapées 8 Rue de la GareNuméro RNA W353013930Entraide Et Amitie Groupements d'entraide et de solidarité Centre Hospitalier33 Rue Saint-NicolasNuméro RNA W353011904Faimoutai Taimana Otaina Toucou Ni Groupements d'entraide et de solidarité 4 Place de GuittaiNuméro RNA W353004521Joailettes 35 Groupements d'entraide et de solidarité 17 Résidence la MontagneNuméro RNA W353009327Motopolgendouane Groupements d'entraide et de solidarité 17 Allée Albert CamusNuméro RNA W353010719Éducation formation'utl du Pays de Broceliande 35' Éducation formation Hôtel Montfort Communauté4 Place du TribunalNuméro RNA de l'Ecole Notre Dame Parents d'élèves 13 Rue VILLEBOIS MAREUILNuméro RNA du College Saint Louis Marie Parents d'élèves COLLEGE SAINT-LOUIS MARIE11 BOULEVARD CARNOTNuméro RNA W353000400Animations Et Loisirs Éducation formation 13 Boulevard Villebois MareuilNuméro RNA W353005688Association des Parents d'Eleves de l'Institut Medico - Educatif de Montfort Parents d'élèves INSTITUT MEDICO-EDUCATIF "AJONCS D'ONuméro RNA W353000929Broceliande Trophy Associations d'élèves 12 Rue des TempliersNuméro RNA W353019869Caisse de Solidarite du College Louis Guilloux Associations d'élèves Collège Louis GuillouxBoulevard PasteurNuméro RNA W353007238Conseil des Parents d'Eleves Et Amis des Ecoles Publiques de Montfort S/meuFoyer Socio-educatif du College Louis Guilloux Associations périscolaires COLLEGE LOUIS GUILLOUXNuméro RNA W353000273Hongrie Commerce Associations d'élèves CFTAL'AbbayeNuméro RNA W353005744Loisirs Et Fetes Associations périscolaires ECOLE NOTRE DAME13 Boulevard VILLEBOIS MAREUILNuméro RNA W353000270Organisme de Gestion des Ecoles Catholiques de Montfort Sur Meu - Éducation formation 13 Rue VILLEBOIS MAREUILNuméro RNA W353000518Recre-actions Gael Parents d'élèves ECOLE PRIMAIRERue DE GAELNuméro RNA W353000804Un Arc-en-ciel Dans l'Cartable Apprentissage 33 Boulevard BalzacNuméro RNA W353011750 SantéAppui Santé Brocéliande Organisation des professions médicales 2 Place Saint NicolasNuméro RNA W353019919Association des Aides Soignants es de Bretagne Nord Santé 19, Rue du Clos Saint-Jean -Numéro RNA W353001016Association des Professionnels de Sante de Montfort-sur-meu apsm Organisation des professions médicales 11 Rue du 11 Juin 1944Numéro RNA W353015083La Maison d'Adele Organisation des professions médicales 5 Impasse Paul SérusierNuméro RNA W353014546La Petite Chenille - Solidarite Autisme Aide aux malades Boulevard Villebois MareuilNuméro RNA W353013581 Etablissements médico-sociauxServices et établissements Francaise des Psychologues Scolaires de Bretagne afps Bretagne Établissements pour adolescents en difficulté 7 Allée DES TAMINIERSNuméro RNA W353002331Section Locale des Accidentes du Travail Et des Handicapes du Pays de Montfort Établissements pour handicapés MairieNuméro RNA W353006160 Association Eureka - Emplois - Services Groupements de chômeurs Hotel Montfort Communauté4 Place du TribunalNuméro RNA W353002969Association Française des Psychologues de l'Education Nationale afpen Interventions sociales 7 Allée des TaminiersNuméro RNA W294002213Association Locale d'Aide A Domicile En Milieu Rural de Montfort Sur Meu Interventions sociales Hotel Montfort Communauté4 Place du TribunalNuméro RNA W353005287Le de Broceliande - Echange de Services Et de Savoirs Interventions sociales mairieBoulevard Villebois MareuilNuméro RNA W353006188Les Amis de William Ruiz Associations familiales 21 Allée Paul Le FlemNuméro RNA W353004989Maison des Lyceens de Montfort Foyers socio-éducatifs LYCEE RENE CASSIN2 Les BataillesNuméro RNA W353000448Associations caritatives, humanitairesAssociations caritatives, humanitaires, aide au développement, développement du Ajoncs d'Or Associations caritatives intervenant au plan international Saint-LazareNuméro RNA W353006740Breizh'nn 4l Secours en nature 7 domaine de la RivièreNuméro RNA W353012914Les Petites Graines Associations caritatives à but multiple 11 Boulevard du ColombierNuméro RNA W353013057Ny Aina Madagascar Associations caritatives intervenant au plan international 3 Allée du MistralNuméro RNA W353019807 Services familiauxServices familiaux, services aux personnes des Amis du Foyer Residence Maisons de retraite Foyer Résidence des Personnes Agées5 Rue de l'OurmeNuméro RNA W353006307Les Petits Chouns association des Assistantes Maternelles Et des Parents du Secteur de Montfort Crèches, garderies PLACE DE LA MAIRIENuméro RNA W353002601 Conduite d'activités économiquesClub des Entreprises du Pays de Broceliande Conduite d'activités économiques Place Saint Nicolas - antenne 3 cNuméro RNA W353009047 Défense d'intérêts économiquesReprésentation, promotion et défense d'intérêts d'Employeurs Launay du Meu Groupements professionnels 1 Les Vaults de MeuNuméro RNA W353014922Groupement de Developpement Et d'Echanges Socio-culturels des Pays de Becherel, Montauban, Montfort, Plelanle Grand, Saint-meen le Grand Etmordelles Centres de gestion Goupement de Développement et d'Echanges Socio-Culturels des pays de Bechere12 Rue de la SaulnerieNuméro RNA W353005633Office de Commerce Montfort Communauté Amicales de commerçants Hotel Montfort Communauté4 Place du TribunalNuméro RNA W353015618Environnement, cadre de vieAro Velona préserver les Vivants Sensibilisation à l'environnement 12 Boulevard de l'AbbayeNuméro RNA W353010778Association de Randonneurs "rouge-gorge" Environnement, cadre de vie 10 Rue des TempliersNuméro RNA W353005359Association Kapé Préservation de la faune sauvage 6 Rue Duguay TrouinNuméro RNA W353014932Cêhapi, Producteurs d'Idees En Action Sensibilisation à l'environnement 1 Rue Merlin l'enchanteurNuméro RNA W353013487Eco-garde Comités de défense 4 Place du TribunalNuméro RNA W353013300Les Riverains du Chemin du Petit Bromedou Défense et amélioration du cadre de vie 10 Rue des EchevinsNuméro RNA W353005595Terra Amazonia Défense et amélioration du cadre de vie 7 Rue de GergovieNuméro RNA W353016372Tous Au Sec - Sec Pour Tous Comités de défense Ruelle des MoulinsNuméro RNA W353013421 Aide à l'emploiAide à l'emploi, développement local, promotion de solidarités économiques, vie ' Eco Promotion d'initiatives de développement durable 13 A VILL2 de la ChapellenieNuméro RNA W353005006Institut Rural d'Education Et d'Orientation " Launay Quero "Montfort, Ma Difference Promotion d'initiatives de développement durable 3 Rue Paul FévalNuméro RNA W353007518Sécurité, protection civileAssociation des Sapeurs-pompiers Montfortais Amicale de sapeurs pompiers 8 Route de PlélanNuméro RNA W353010316 Armée, anciens combattantsArmée dont préparation militaire, médailles, anciens des Anciens Combattants Et Veuves d'Anciens Combattants de Montfort Sur Meu Anciens combattants MAIRIENuméro RNA W353000517Union Nationale des Combattants de Montfort Sur Meu Anciens combattants MairieBoulevard Villebois MareuilNuméro RNA W353015771 Les associations sur les autres communesAssociations à la NouayeAssociations à TalensacAssociations à BreteilAssociations à IffendicAssociations à BédéeAssociations à PleumeleucAssociations à Saint-UniacAssociations à la Chapelle-Thouarault La présente page des associations de Montfort-sur-Meu sur l'Annuaire des mairies a été modifiée pour la dernière fois le vendredi 22 avril 2022 à 19 vous désirez faire un lien vers cette page, merci de copier/coller le code présent ci-dessous
Nhésitez pas à les contacter pour avoir les renseignements : Yann BARON, Conservateur du Patrimoine: 02 99 09 00 17 / yann.baron@ insolite en canoë A See other formats MÉMOIRES SUR LES RÈGNES DE LOUIS XV ET LOUIS XVI ET SUR LA RÉVOLUTION PAR J. N. DUFORT, COMTE DE CHEVERNY INTRODUCTEUR DES AMBASSADEURS, LIEUTENANT GÉNÉRAL DU BLAISOIS 173L — 1802 PUBLIÉS AVEC UNE INTRODUCTION ET DES NOTES P AR ROBERT DE CRÈVEGOEUR Ouvrage orné de deux portraits TOME SECOND E. PLON, NOURI PARIS U dVof 39003002815515 TAWA 7 a u .> n m; i i, j i r, x c i * ^0-07 Digitized by the Internet Archive in 2012 with funding from University of Toronto ~R •- MEMOIRES SI! P. LES RÈGNES DE LOUIS XV ET LOUIS XVI LA RÉVOLUTION Les éditeurs déclarent réserver leurs droits de traduction et de reproduction à l'étranger. Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur section de la librairie on mars 1886. PARIS. TYPOCIïAl'IlIK E. PLON , NOURRIT ET C. ie , RDE GÀRANCIERE, 8. A GEND] ;rny 1736-1818 Imp Cha do . MÉMOIRES SUH LES REGNES DE LOUIS XV ET LOUIS XVI ET SUR LA REVOLUTION PAR J. N. DUFORT, COMTE DE CHEVERNY INTRODUCTEUR DES AMBASSADEURS, LIEUTENANT GÉNÉRAL DU BLAISOIS 1731 — 1802 PUBLIÉS AVEC UNE INTRODUCTION ET DES NOTES PAR ROBERT DE CRÈVECOEUR Ouvrage orné de deux portraits TOME SECOND PARIS LIBRAIRIE PLON E. PLON, NOURRIT et O, IMPRIMEURS-ÉDITEURS RUE GARANCIÈRE, 10 1886 Tous droits réservés Univers i BIBLIOTHECA aviens9^ DC /3/.1 . D,t3"A3 ISU r* .5 MÉMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVERNY TROISIÈME ÉPOQUE 1764-1787 {SUITE. CHAPITRE XVI Visite chez Mesmer. — Le baquet. — Les initiés. — D'Espréménil. — Court de Gébelin. — Construction d'un baquet à Cheverny. — Jnsuccès. Voyage à Charolles. — La famille Mayneaud de la Tour. — Les Perrin de Grégaine. — Lure. — M. Batailhe de Francès. — Une propriété à l'anglaise. — Antorpe. — Besançon. — Le Breuil. — Séjour chez Sedaine. — M. de Salaberry à Pezay. — Le marquis de Rome. — Le chevalier de Pontpibaud. — La société Martainville. — Madame de Lafreté et le docteur Saiffert. — M. de Sanlot-Bapaume. — Le comte de Héere. — Mort de madame de La Valette. — Quelques anecdotes anciennes un dîner chez le marquis de Pezay; Diderot. — Les plâtres de Pajou à Cheverny. — David et Sedaine. Ce fut à peu près vers ce temps-là * que Ja fureur du magné- tisme tourna toutes les têtes à Paris. Je vais à ce sujet entrer dans quelques détails qui me sont personnels. Le comte de Pilos, Olavidès, mon ami particulier, avait une imagination vive; Mesmer le séduisit. Il donna cent louis 1 Au commencement de 1784, comme on le verra un peu plus loin. II. 1 2 MÉMOIRES DU COMTE DUFORT DK CHEVEKNY. pour être initié, et il entraîna le président de Salaberry, dont l'imagination se prêtait à tout. Mon ami Sérilly, insouciant, mais curieux, en homme pour qui cent louis n'étaient rien, fut aussi admis. J'éprouvai alors les persécutions les plus vives, on m'aurait fait recevoir pour rien. On voulait vaincre mon incrédulité en obtenant des effets sur moi. Dans un dîner avec Deslon l , j'avais avancé que je résisterais à toute attaque. On essaya, rien ne réussit, et Ion me regarda comme un sujet rebelle. Cependant, mon cher Salaberry et le comte de Pilos, pour lequel Mesmer avait beaucoup de considération, obtinrent que je serais initié et introduit dans les salles. La scène est trop singulière pour que je ne la retrace pas ici telle qu'elle se passa. J'arrivai avec le président, à midi, à l'hôtel de Goigny, rue Coq-Héron, où Mesmer tenait ses séances. Nous montâmes au premier par un petit escalier, et l'on alla avertir Mesmer. Il salua amicalement mon camarade, vint à moi et me dit avec l'accent allemand Monsieur, M. le comte de Pilos et M. le président de Salaberry m'ont répondu que vous n'abu- seriez pas de la complaisance que j'ai pour eux en vous laissant voir les effets du magnétisme. J'exige seulement que vous ne disiez à personne que vous n'avez pas été reçu ; vous direz que je vous ai traité et guéri. » Je lui répondis Si l'on me fait la question, je répondrai dans ce sens-là. Je vous remercie de me mettre à portée de m'instruire. » Alors il ouvrit une petite porte, et nous entrâmes dans l'appartement. Toutes les pièces étaient ouvertes; dans la première, décorée comme une salle à manger, il y avait plu- sieurs personnes qui allaient et venaient; on y voyait un piano-forte ouvert et deux ou trois guitares. Dans la pièce à 1 Charles Deslon, médecin, grand partisan de Mesmer, auteur de plusieurs ouvrages sur le magnétisme. On le ridiculisa, ainsi que son patron, dans les Docteurs modernes, pièce représentée au Théâtre italien en 1784, ce qui suscita un toile général tle la part des amis de Mesmer. G. DESNOinESTERRES, fa Comédie satirique au dix-huitième siècle, p. 250 et suiv. TROISIÈME ÉPOQUE 1764-1787. 3 droite, faisant jadis un grand salon, étaient plusieurs per- sonnes devisant très-bas. Quelques gens, les uns malades, les autres croyant l'être, s'apprêtaient à entrer ou à s'en aller. Je rentrai dans la première pièce pour passer dans celle du baquet. Qu'on s'imagine une grande caisse ronde, haute d'environ dix-huit pouces, fermée hermétiquement, et en gros bois de chêne, à peu près comme un baquet; plusieurs trous dans le couvercle dans lesquels entraient à l'aise des barres de fer coudées, jouant à la volonté du malade; de grosses cordes d'un pouce, passant de même dans d'autres trous, se rattachaient à la barre de fer du milieu. Ces cordes, plus ou moins longues, étaient occupées par des malades ou en atten- daient. Il y avait environ vingt personnes, toutes de ma connais- sance, hommes et femmes. Les uns dirigeaient une barre de fer, soit vers des obstructions, soit vers telle autre partie du corps qu'ils croyaient malade. Il y avait des hommes penchés, des femmes en léthargie; les uns poussant des cris périodiques, d'autres se livrant au sommeil, d'autres à des rires convulsifs. Je fis le tour comme un homme initié dans les mystères. Mesnard de Glesles y était assis; il me demande quel était mon mal. Je lui réponds Je n'en ai plus, je suis guéri. » Je me place à côté de lui, il me parle avec transport de sa maladie, du bien qu'il ressent et de la certitude de sa guérison. Je vois de Pert, des vivres il y venait pour la dernière fois, car il est mort trois jours après. Il me dit qu'il espérait, mais qu'il n'éprouvait aucun soulagement. Cependant, un des médecins s'approche de moi et me dit Monsieur, prenez garde, cette dame va avoir des convul- sions. » Elles ne tardèrent pas, elle se tordit les bras, roula les yeux, rit, cria. Pendant ce temps, mon médecin, que je n'avais jamais vu, sur ma question Quel remède lui donner? » me dit Monsieur, suivez-moi. » Il ouvre une porte et entre avec moi seul dans un grand salon. Il était matelassé, le plancher en totalité de plus d'un pied, les murs 1. 4 MÉMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVERNY. et les croisées à la hauteur de six pieds. Il me dit Pour hâter la guérison, quand le malade est attaqué dans le principe par le mesmérisme, on renferme ici jusqu'à ce qu'il soit en état de sortir. Ces attaques ne durent pas plus d'une demi-heure. » Cependant le mal de ma dame allait toujours en augmen- tant; ses rires, ses cris étaient excessifs, ses convulsions faisaient pitié; elle fut ficelée comme un bout de tabac. Trois gaillards de médecins la détachent et la prennent, malgré les efforts qu'elle faisait, ses cris, ses sanglots; on ouvre la porte, on la pousse dans cette chambre et on l'y enferme. J'écoute, je l'entends crier sourdement, puis le silence se rétablit. Alors j'entends dans le lointain une guitare, une voix qui avait l'air aérienne, chantant une ariette italienne ; tous écoutent, tombent en extase, et l'on peut suivre sur leurs visages les mouvements de la musique ou gaie ou triste. Je sus que c'était un des médecins qui guérissait comme Orphée. J'en conclus qu'il y avait là bien des dupes et beaucoup de jongleurs. Salaberry m'avait quitté; mon jugement porté, je cherchai les moyens de le joindre. Je descends le grand escalier et je me trouve en bas. J'entre dans une grande pièce donnant sur le jardin, ayant deux croisées ouvertes, avec une grande cheminée et un gros poêle; elle avait l'air d'avoir servi à une serre chaude. Il y avait là des individus assez mal mis, comme des couturières, etc., de tous les âges, et brochant sur le tout, une quantité de commères ou de gardes-malades. Le baquet était établi entre les deux fenêtres. Plusieurs vieilles femmes assises sur des chaises de paille étaient dans des assoupissements profonds. Je fixai mon attention sur une d'elles, qui ne jouait rien, mais qui tout naturellement était en paralysie. D'Espréménil, le fameux d'Espréménil J , petit, assez gros, un bonnet blanc sur la tête, un chapeau par- dessus, en redingote, s'agitait, parlait, se démenait comme 1 Jean-Jacques Duval d'Espréménil 1746-1794, alors conseiller au Parle- ment. Il avait été aussi l'un des plus zélés partisans de Cagliostro. TROISIÈME ÉPOQUE 1764-1787. 5 un coryphée de Mesmer. Il dissertait avec enthousiasme et bavardait avec cette fausse éloquence de barreau qui l'a si mal servi. Un gros monsieur de quarante ans, à croix de Saint-Louis, nez retroussé, joyeux, et ayant plus de santé à lui seul que tous les médecins, se fit mettre un siège sur le baquet, s'assit dessus et disserta avec gaieté sur l'effet du mesmérisme qui lui avait rendu son embonpoint. Je questionnai mes vieilles femmes, qui me dirent que ma paralytique était dans un sommeil procuré exprès pour la guérison du malade. Un médecin arriva; une assez belle fille, les yeux fermés, était tranquille sur une chaise; il s'approcha d'elle et passa plusieurs fois l'index sur ses paupières. La fille se réveilla et regarda tout le monde. Le médecin lui promena les mains, les doigts étendus, à un demi-pied tout le long de son corps, surtout sur l'estomac; par degrés elle revint à elle, se leva, causa. Alors les vieilles femmes me dirent Monsieur, voyez! voilà le moment où elle peut secourir notre malade. » Elles lui dirent un mot; elle se fit donner un siège vis-à-vis la paralytique et la magnétisa un gros quart d'heure; mais la chose ne réussissait pas. Alors elle lui prit tous les membres, lui secoua toutes les articulations, avec une adresse que n'aurait pas eue le plus habile garçon de l'Hôtel-Dieu. La paralytique criait, pleurait, souffrait; enfin l'imagination exaltée opéra son effet, elle jura qu'elle se trouvait mieux et se mit à marcher de force et avec un bras. Tous les regardants furent dans l'admiration. Ma somnam- bule, que je suivais des yeux, se rajusta avec une espèce de coquetterie, ne fit qu'un saut sur l'appui de la croisée et de là dans le jardin, où elle se mit à folâtrer et à couper des fleurs, comme une femme qui avait gagné sa journée. Plusieurs autres furent magnétisées, endormies, réveillées. J'en avais assez vu pour asseoir un jugement. J'emmenai mon beau- frère, et nous allâmes dîner. Cependant le comte de Pilos, qui voulait tout observer, s'était fait montrer l'opération prétendue chimique du baquet et avait été autorisé par écrit à me la communiquer. Il fallait 6 MÉMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVERNY. toutes ces précautions, attendu que Mesmer avait ses raisons pécuniaires. Nous dînâmes chez Salaberry; Mesmer y vint avec le fameux Court de Gébelin l , si connu dans la répu- blique des lettres. Il n'avait que cinquante-quatre ans 2 ; mais sa maigreur et ses rides lui en donnaient quatre-vingt- dix. Dans le dernier degré du marasme, et d'une nature défaillante, il s'était jeté dans les bras de Mesmer, comme un homme qui se noie prendrait une barre de fer rouge. Son imagination exaltée faisait le reste. Mesmer ne lui prescrivait aucun régime. Il mangea à nous effrayer, parla beaucoup et avec bonhomie. Il mourut dix jours après. Nous partîmes pour Gheverny, et à peine arrivés, nous procédâmes avec le comte de Pilos à l'opération du baquet. Je fis faire six barres de fer coudées, rondes comme des tringles, longues de trois pieds, limées en pointe et arron- dies de chaque bout, un baquet de bois rond, avec un cou- vercle, de cinq pieds sur deux de hauteur. Dans le couvercle étaient huit trous en rond, espacés également, et un dans le milieu. J'envoyai chercher un tombereau de sable de Loire, assez gros et mêlé de galets; ]e pris soixante bouteilles vides, bien nettoyées, que je fis emplir d'eau de Loire et boucher en bouchons neufs. Nous nous enfermâmes; chaque bouteille fut magnétisée, c'est-à-dire qu'en prenant la bouteille dans les mains, et tournant le goulot horizontalement vers le nord, nous lui procurâmes la vertu prétendue magnétique, en pro- menant nos mains vivement dessous et ramenant le principe au goulot et au nord; — chaque bouteille demandait trois minutes d'opération. Nous les couchions alors sur un lit de sable, au fond du baquet, en observant de les diriger toutes au nord et d'introduire chaque goulot dans le fond d'une autre bouteille ; toutes couchées et ramenées à leur direction 1 Antoine Court de Gébelin 1725-1784, érudit fort connu. Il avait publié une lettre sur le magnétisme qui eut deux éditions 1783 et 1784. 8 Cinquante-neuf ans, d'après la note précédente. Court de Gébelin est mort le 10 mai 1784, ce qui Hxe la date de la visite chez Mesmer au com- mencement de cette année. TROISIÈME ÉPOQUE 1164-1787. 7 intérieure l . Getle opération se rapetissa jusqu'au point milieu, et quand elle fut finie, nous fîmes remplir avec exac- titude tout le baquet, jusqu'au ras, du reste du gros sable. Le tout fut porté dans un salon en tente, contigu au grand salon. On mit une grosse et longue corde dans le trou du milieu, et les barres de fer dans leurs trous respectifs. Chacun de nous avait une petite baguette de fer bien propre, de dix pouces de long, pour augmenter l'action du magnétisme. Les boiteux, les paralytiques, les malades des deux bourgs furent invités; comme l'opération était accompagnée de beaucoup de secours pécuniaires, il n'en manqua pas. La magnétisation et toutes les simagrées que nous avions vu faire furent employées sans succès, sans obtenir le moindre effet. La simplicité des habitants de la campagne était bien plus sûre que l'astuce des habitants des villes; aussi un mois après il n'en fut plus question. Le sable fut rendu au jardin, les bouteilles à la cave, et le fer à une destination plus utile. Sans nous disputer avec les fous ou les têtes exaltées, nous savions à quoi nous en tenir, et c'était suffisant pour nous. Au mois de juillet, ma fille étant en Franche-Comté, M. et madame de Gauvilliers, qui nous tenaient fidèle com- pagnie, ayant montré le désir d'aller voir leur famille à Cha- rolles, où le père était receveur des états de Bresse, nous eûmes l'idée de les accompagner. Le projet fut aussitôt exécuté que conclu. Nous nous mîmes cinq dans une berline M. et madame de Gauvilliers, mon fils aîné, ma femme et moi. Nous allâmes coucher à Romorantin, et le lendemain à Vierzon, où nous vîmes un établissement magnifique de mines de fer à M. le comte d'Artois. De là nous prîmes la poste et nous nous ren- dîmes à Bourges. Je comptais y trouver l'archevêque, mais il n'y était pas. Après avoir visité la ville, nous vîmes dans la cathédrale une lampe perpétuelle entretenue par une rente fondée juridiquement par la maison d'Étampes, pour un 1 Gomme la description est assez obscure, j'ai respecté le texte même dans ses incorrections, de peur d'en altérer le sens. 8 MEMOIRES DU COMTE DUFORT DE CUEVEItNY. soufflet donné par un des leurs à un archevêque ' . Après avoir vu quelques manufactures de toiles'et d'indiennes, nous partîmes le lendemain. A la Charité, nous allâmes voir une fabrique de boutons qui était en pleine prospérité, et nous passâmes aux eaux de Pougues, où feu M. le prince de Gonti allait tous les ans et avait fait bâtir un logement commode. Il craignait d'avoir la pierre et prétendait que ces eaux, souveraines pour les reins et la vessie, le faisaient vivre. Après avoir vu à Nevers la cathédrale, et quelques ouvriers en émail, nous vînmes coucher à Moulins. Nous eûmes le temps de parcourir la ville et de voir le superbe monument de M. de Montmorency, décapité à Toulouse 2 . Le lendemain, nous partîmes pour aller dîner à Sept-Fonts 3 . Cette maison, que j'avais fort envie de voir, me parut si singulière qu'il me vint dans l'idée de composer une pièce en cinq actes, sous le titre de Fana- tisme monacal, où je rendis tout ce qui s'était passé dans cette visite, en ajoutant pour catastrophe une histoire que tout le pays contait. Comme cette pièce a fait quelque bruit, mais que je n'ai jamais voulu la faire imprimer, j'en fais ici men- tion. Après un dîner très-mauvais, servi avec des cuillers et des fourchettes en buis qui empuantissaient la bouche, nous partîmes pour nous rendre à Gharolles. Nous passâmes la Loire à pied sec, pour ainsi dire, près de Paray-le-Monial, et nous arrivâmes de nuit à Charolles. Cette ville avait été le berceau de deux familles de mon intimité. Mayneaud de la Tour, mort conseiller de grand chambre et père de la comtesse de Pons, anciennement 1 M. Albert d je lui servais d'intermédiaire avec son fils qui était en voyage, et dont j'étais le seul défenseur. Les quinze cent mille livres dont ce fils avait fait brèche à sa fortune avaient affaibli sa tête, quoiqu'il eût encore près de quatre millions. Je m'apercevais qu'il baissait. Il exigea de moi que nous vinssions faire à Magnanville un voyage qui devait être très-brillant. On y attendait madame la marquise de Seran, que nous aimions beaucoup, appelé en 1783 à l'intendance de Bourgogne, qu'il conserva jusqu'à la Ré- volution. 1 Fontaine de Biré. Leur contrat fut signé par le Roi le 25 janvier 1784. 30 MÉMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVERNY. ainsi que le comte de Thiard qui devait ensuite venir à Cheverny, en allant à son commandement de Bretagne ! . Mais le besoin que j'avais à Cheverny pour affaires me mit dans l'impossibilité d'accepter. Il fit donc son voyage sans moi, et il m'écrivait tous les deux jours ; de retour, il continua pendant huit jours à m'écrire. Sa dernière lettre était datée de riiôtel des Fermes; elle était pleine d'esprit, de raison, et même de politique. Deux jours après, je reçus une lettre de M. de Gypierre qui m'annonçait que M. de Préninville s'était éteint. Il était rentré chez lui, la fièvre l'avait pris; le lende- main il s'était senti mourir, avait reçu les sacrements, s'était fait lire par un valet de chambre lecteur les prières des ago- nisants, et il était mort à midi le plus doucement du monde. Le baron de Breteuil ne tarda pas à déployer dans son ministère la hauteur tout allemande que la nature lui avait donnée, fortifiée par ses formes d'ambassadeur. Le public, accoutumé à la bonhomie de M. Amelot, commença à mur- murer. M. de Breteuil voulait suivre les traces du duc de Choiseul, mais il n'avait ni son esprit, ni son amabilité, ni son bon cœur; maladroit par vanité et ne doutant de rien, il ne contribua pas peu à préparer la Révolution. Les sarcasmes plurent sur lui ; il s'était fait graver un por- trait sans lettres, mais où la place était laissée. Les plaisants firent graver au bas simplement la musique d'un opéra- comique de Sedaine, Ah! c'est un superbe cheval! Oubliant qu'un ministre ne doit faire acception ni exception, il se fit un petit tribunal de littérature dont Rulhière 2 était le pro- totype. Connu par de jolies pièces de vers, une Révolution de Pierre III en Russie alors manuscrite, Rulhière était aussi un des hommes les plus renommés pour leur méchanceté. 1 II était gouverneur de Brest. 2 Rulhière, secrétaire d'ambassade en Russie sous le baron de Breteuil, avait assisté à la révolution qui mit Catherine II sur le trône. Il en écrivit le récit sous le titre d'Anecdotes sur la révolution de Russie en l'année 1762. Mais cet ouvrage, dont il fit des lectures dans différents cercles, ne fut publié qu'en 1797, après la mort de l'Impératrice, conformément à la volonté de l'auteur. TROISIÈME ÉPOQUE 1764-1787. 31 La fille du baron de Breteuil, madame la marquise de Matignon ! , ayant hérité de sa mère d'un caractère altier, veuve, fort riche et l'air décidé, affichait les modes les plus nouvelles, et dépensait horriblement; elle était consultée par la Reine qui aimait beaucoup le genre, et donnait le ton à Versailles. Ma fille, lorsqu'elle fut présentée, dut à la parenté de cette dame avec M. et madame de Toulongeon de l'avoir pour présider à sa toilette. Le perruquier de la Reine, que j'avais vu postillon chez Cramayel, donnait alors le ton, et la seule coiffure du jour coûta dix louis. La tenue de madame de Matignon ne contrastait pas mal avec l'amabilité et l'esprit de sa tante, madame de Gypierre. Celle-ci avait réussi à se faire un faisceau d'amis; la conversation chez elle était dégantée et amusante, et elle savait ménager tout le monde. Le baron aurait dû prendre d'elle des leçons d'adresse et de conduite. Madame de Gypierre fut attaquée d'un squirrhe qui devint cancéreux, et nous la vîmes mourir par degrés dans des dou- leurs affreuses. J'eus le chagrin de me trouver dans ce moment à Paris et d'assister aux tristes suites de cet événe- ment. Deux ans auparavant, pendant qu'elle était à Gheverny , nous avions été obligés de lui annoncer la mort de madame de Sartine, femme du ministre de la marine, qui était fort notre amie, mais encore plus la sienne. Sa santé dès ce moment s'était trouvée très-altérée. M. de Gypierre avait profité de son crédit et de celui de son beau-frère pour quitter son intendance, en passant à la place de conseiller d'Etat 2 , et laissant l'intendance à son fils qui était âgé de vingt-cinq ans; il l'avait marié deux ans auparavant à mademoiselle de Bandeville de Bauche 3 , fille 1 Angélique-Elisabeth Le Tonnelier de Breteuil, veuve de Louis-Charles de Goyon, comte de Matignon, mort en Italie, en 1773, d'un accident de chasse. Ce Matignon était fils d'une demoiselle de Clermont d'Amboise, dont la famille était alliée aux Toulongeon. * En 1785. 3 On peut voir, à propos de ce mariage, dans Paris, Versailles et les pro- vinces t. I, p. 200, le mot assez drôle que l'on prêtait à la jeune fille, au moment de ses fiançailles, sur M. d'Orléans, intendant de Cythère. 32 MEMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVERNY. d'un conseiller au Parlement ayant aimé son plaisir, et dont j'ai fait mention. Ce mariage paraissait faire le bonheur du jeune homme; l'héritière était superbe, et la terre de Bande- ville magnifique. M. de Gypierre avait aussi, comme je lai dit, marié sa fille, tenue sur les fonts du baptême par la ville d'Orléans, à M. Maussion de Gandé, maître des requêtes, que son crédit fit nommer à l'intendance de Rouen. La suite fera voir ce que sont devenues les plus belles dispositions que l'on puisse prendre pour une famille. La Révolution soufflera dessus, et tout s'évanouira comme un beau songe. Je ne puis finir cette époque sans me rappeler un homme très-intéressant que j'ai été à portée de connaître, le fameux Bucquet ! , chimiste et médecin, qui est mort à trente-six ou trente-sept ans. Né de parents peu aisés qui avaient tout sacrifié à son éducation, il se destina à la chirurgie. Dès qu'il put, il travailla l'anatomie sous les maîtres les plus habiles; ensuite se livrant avec le même enthousiasme à la chimie, il fit des progrès étonnants sous Macquer 2 et les plus fameux chimistes de Paris. Convaincu des bons effets de l'éther, il s'attacha beaucoup à en tirer tout le parti possible pour l'humanité. Dès qu'il fut reçu médecin, il l'employa avec succès et en quantité dans ses guérisons. A trente ans tout au plus, ce qui est bien jeune pour un médecin à Paris, il eut de la vogue et des partisans. Cependant son état ne le soutenant pas assez pour avoir un cabinet de chimie, il sentit la nécessite de se faire démonstrateur, afin de se procurer tout ce qui pouvait agrandir ses connaissances. Il partagea donc sa vie entre trois cours de chacun trois mois, un cours d'anatomie, un cours de physique et un cours de chimie. Dix-huit à vingt personnes s'abonnaient à ces cours, et comme il ne prenait 1 Jean-Baptiste-Michel Bucquet 1746-1780, fils d'un avocat au Parlement, ami de Lavoisier et maître de Fourcroy. C'était, d'après le Dictionnaire ency- clopédique des sciences médicales, un des médecins les plus méritants du dix- huitième siècle. 2 Médecin, membre de l'Académie des sciences, professeur de chimie au jardin du Roi, mort en 1784. TROISIÈME ÉPOQUE 1764-17*7. 3Ï presque aucune vacance, il ne tarda pas à être en état de soutenir sa famille et de se procurer des instruments et tout ce qui lui était nécessaire. Il parlait avec une aisance qui contribuait merveilleuse- ment à rendre ses idées le plus nettement possible. Plein d'esprit et d'érudition, dès qu'il se voyait avec des personnes capables de le coûter, il augmentait d'imagination et de facilité. Cependant le travail assidu le fatiguait singulièremeut; il se sentait épuisé, et il voulait réparer. Il trouva de quoi se ranimer en se servant de l'éther, avec lequel il avait fait des expériences beureuses sur beaucoup de malades. Il poussa les doses de cet excellent confortatil jusqu'à une chopine par jour; mais les ressorts s'usèrent, la macbine s'affaissa, et il finit par périr, au regret de tous ceux qui l'ont connu et qui espéraient pour l'humanité qu'il en deviendrait un flambeau. Je vais maintenant parler de Pechmeja. Né dans la Gas- cogne, ayant beaucoup d'esprit naturel, après avoir fait ses études, il vint à Paris, n'ayant pour tout bien que son habit. Il fut adressé à Févêque de son diocèse, qui ne sentit pas trop ce qu'il valait et l'envoya, par manière d'acquit et pour s'en débarrasser, au fameux abbé Raynal, qui alors était connu de peu de monde et n'avait pas encore la réputation que son livre lui a donnée depuis. Préninville cherchait un gouverneur pour Boullongne, son fils unique ; il s'adressa à l'abbé Raynal, qui se mêlait de procurer des sujets, et qui lui indiqua Pech- meja. Celui-ci, dès qu'il se fut mis à cette besogne, déploya tout son esprit, toute son adresse et toutes les connaissances qu'il avait acquises; il fut assez heureux pour trouver un sujet capable d'en profiter, et si, par malheur, il ne l'avait pas induit dans les principes des philosophes du jour, ana- lysant la piété filiale comme il décomposait tous les autres sentiments, Préninville et son fils lui auraient eu une tout autre obligation. Aimable en société, plein d'esprit, de gaieté, de saillies et d'érudition, il fut recherché de tous. Il suivait cette famille à Gheverny, et j'avais contracté une II. 3 34 MÉMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVERNY. grande amitié pour lui. L'éducation finie, il fut assez large- ment récompensé pour vivre avec les savants. Travaillant au livre de l'abbé Raynal, il fit plusieurs articles, entre autres celui de Batavia, dont la chaleur et les peintures voluptueuses n'ont pas d'égales. Cet homme, qui se croyait d'une force incroyable, futattaqué de vapeurs; il écouta tous les conseils, aucun ne lui réussit, et son imagination devint malade. Enfin il trouva un nommé Dnbreuil ! , médecin delà maison de Noailles, homme habile, mais aussi systématique que lui. Dubreuil était établi chez les Noailles à Saint-Germain en Laye. Affectant des prin- cipes de philosophie, il visitait les hôpitaux et guérissait de telle manière qu'on le venait consulter de Paris, quoiqu'il se dérobât le plus qu'il pouvait aux visites. Pechmeja, qui croyait lui devoir son existence, obtint de son ami de loger avec lui, et, se consacrant aux malades, il se faisait un plaisir d'assister ceux qui mouraient, en analysant leurs derniers moments, les consolant, les amusant et voulant se convaincre de plus en plus du néant de toute chose. Ils vécurent ainsi six ans, fêtés par la maison de Noailles et par tous les parents et amis, mais se dérobant souvent pour jouir ensemble de la communication de leurs idées et philosopher tout à leur aise. Cependant Dubreuil, qui était d'une santé délicate et qui se ménageait, fut saisi, malgré toutes ses précautions, d'une fièvre maligne qui l'emporta le septième jour. La tête partit à Pechmeja, et il se laissa tellement consumer par le chagrin qu'il suivit son ami trois jours après. Tout ce qu'il demanda en mourant, ce fut d'être enfermé dans la même tombe que Dubreuil, ce qui fut fait. Le prince de Beauvau et sa société s'échauffèrent tous sur ce beau trait, et se mirent dans la tête de faire enchâsser les deux amis, comme un modèle 1 Ce médecin, dont j'ai en occasion de parler ailleurs Saint-John de Crè- vecceur, p. 81, est une rigure originale dont il est souvent question dans les Mémoires du temps. L'histoire de la mort des deux amis est fort connue, mais je ne me souviens pas d'avoir vu mentionner nulle part la châsse en verre dont il est parlé plus loin. TROISIÈME ÉPOQUE 1764-1787. 35 d'amitié sans exemple. On fit faire une châsse de verre très- épais où ils furent mis tous les deux, et on la plaça dans la chapelle du château; allait les voir qui voulait. Cet événe- ment fit parler la ville et la cour. Avant de quitter cette époque, il faut que je fasse encore mention d'un homme qui a joué un rôle. Il s'appelait M. de Vizé l , fils du gouverneur de Longwy, et il était peu riche; il pouvait avoir quelques années de plus que Louis XV. Encore tout jeune, il avait été porte-drapeau dans le régi- ment des gardes -françaises et était capitaine aux gardes, ayant trente ans de service, sans avoir jamais obtenu un congé. D'une belle figure, quoique un peu gros, il était d'une force et d'une santé singulières. Sans grande élocution, sans aucune instruction, sans grand esprit, mais bon, franc et loyal, il allait beaucoup dans les sociétés de la robe et y était aimé et estimé. Il avait le mérite d'exécuter toutes les choses extraordinaires, soit qu'on les lui proposât, soit qu'il les eût entendu raconter. Il était tellement ignorant qu'un jo-ar, dans la conversation, on dit qu'il y avait quelque chose de beau à voir à Bordeaux; c'était la salle de spectacle bâtie par Louis XIV; il devait partir pour le régiment qui marchait à Wesel, et il me demanda sérieusement s'il ne ferait pas bien de passer par Bordeaux, pensant que cela ne le détournerait pas beaucoup. Il était fort ami de la maison Roslin et de ma belle-mère, et venait y dîner et souper plusieurs fois la semaine; il était aussi des petits soupers du vendredi que donnait Roslin le fils, chez Coupé. Il ne tarda pas à se lier avec nous, et, au commencement de mon mariage, voulant venir nous voir à Saint-Leu, il prit une carte des environs de Paris et se mit 1 Entré au régiment des gardes en 1719, il devint lieutenant général en 1762 et commandeur de Saint-Louis en 1772 ; il avait plus de soixante-cinq ans de service quand il prit sa retraite, en 1785. Son père, qui avait été capi- taine aux gardes et gouverneur de Longwy, était frère de Jean Donneau de Vizé, le fondateur du Mercure calant, et de Louis-Philippe Donneau de Vizé, évêque d'Ephèse, vicaire général de Strasbourg. Mercure, juin 1729 et octobre 1737. Luynes, t. X, p. 386. 3. 36 MÉMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVERNY. en route avec un attelage de deux mauvais chevaux; mais s'orientant tout de travers, il prit le grand chemin de Pon- toise. Ii comptait arriver pour dîner, mais à trois heures il n'était encore qu'à Franconville. Ce n'était point un homme à renoncer à son projet, et il savait vaincre les difficultés le plus sérieusement possible. Il laisse donc son équipage, et se fait montrer le château de Saint-Leu qui était à mi-côte. Il va droit devant lui, mais, bientôt fatigué, il avise un homme qui conduisait un âne avec un bât, et les loue l'un et l'autre pour se faire transporter chez moi. Il s'établit sur l'âne à califourchon, et comme il était passablement gros, il y entre avec une peine affreuse. A cinq heures du soir nous sommes tous surpris de le voir arriver. Il nous crie aussitôt Il ne s'agit pas de rire, ii s'agit de me tirer de l'étau dans lequel je suis. » On veut l'aider, impossible! ses reins et son ventre étaient tellement compri- més qu'il était tout enflé et bouffi, comme un homme qui va être frappé d'une attaque d'apoplexie. Il fallut couper la sangle, et à force de bras l'enlever tout brandi, lui et le bât. On le pose sur ses pieds comme un vrai Sancho Pança; enfin, au bout d'une demi-heure, on parvint à lui rendre la liberté sans qu'il y pensât un instant après. Il se mit à jouer, c'était pour lui un baume à tous les maux. Je vais le peindre par un trait, qui sera suivi de sa vie qu'il me conta. Après la mort de M. Roslin le grand-père, arrivée à la maison de Passy, nous étions revenus avec la veuve, rue Vivienne. Le salon était rempli des fils, petits-fils, et des amis qui faisaient cercle; tout cela était d'une tristesse à mourir. Vizé était debout, seul à la cheminée, le dos au feu depuis un quart d'heure. Il m'appelle, je me lève; il me dit tout bas Tu t'ennuies, je m'ennuie, nous nous ennuyons. » Je réponds Voilà une belle litanie que je répète comme toi. — Viens t'asseoir, me dit-il, tout là-bas, je veux te conter ma vie. Gela me désennuiera, et te fera passer le temps. » J'accepte, et il commence J'étais jeune, me dit-il, TROISIÈME ÉPOQUE 176i-I787j. 37 blanc, frais et fort joli, lorsque j'entrai dans les gardes. Un abbé de la chapelle, à Versailles, me prit sous sa garde; il me donnait souvent des louis qui valaient quarante-cinq livres; avec cela je jouais et me divertissais; j'en fis tant que le jeune roi me paya deux fois mes dettes, parce que je l'amusais. Je pariai un jour contre le ducd'Estrées l que je jouerais une partie de paume contre lui, et que je gagne- rais. Je devais avoir des bottes fortes, un large baudrier a et une épée de cent-Suisse; par-dessus tout cela un tam- bour, une baguette dans la main gauche, ma raquette de l'autre, et une pipe dans la bouche. Chaque fois que je casserais une pipe, je devais perdre quinze; chaque fois qu'avant de relever la balle je ne frapperais pas un coup de baguette, je perdrais trente. Il me donnait trente et bisque 2 par jeu; la partie était en six. Je m'étais exercé. u Le Roi, toute la cour en étaient instruits, et il fut convenu que cette partie extraordinaire se ferait h Gompiègne. Je me divertis à Paris, je perds mon argent. Je me rap- pelle mon pari. Je n'avais pas le sol pour me rendre à Gompiègne. Je pars à pied, mon épée sous le bras. Je ren- contre un gaillard qui allait aussi lestement que moi, nous nous accostons; il franchissait les fossés, les haies, j'en fais autant. Je me pique, je parie, je perds, je mets l'épée à la main, il fait de même il se défendait h merveille. Il me ait une blessure à la hanche, saute le fossé, caracole autour de moi et me met dans une rage dont on n'a pas d'idée, lorsqu'il me dit A quoi bon vous entêter? je vous sai- gnerais par tous les bouts. Ecoutez-moi, j'ai fait tous les métiers; j'ai été prévôt de salle, j'ai été frater dans une apothicairerie de moines, et depuis deux ans je m'exerce 1 Le fait a dû se passer vers 1725 ou 1730. Le duc d'Estrées, à cette époque, était un vieillard Victor-Marie, vice-amiral et maréchal de France, né en 1660. Il s'agit donc très-probablement d'un homme que son âge rappro- chait bien plus de Vizé, Louis-Charles Le Tellier de Gourtanvaux 1695-1771, qui porta le titre de comte, puis, en 17G3, celui de duc d'Estrées, maréchal de France en 1757. 2 Avantage de quinze points qu'un joueur fait à un autre. 38 MÉMOIRES DU COMTE DUFORT DE CIIEVERNY. dans les troupes de sauteurs pour aller à la foire Saint- Germain. Vous voyez bien que vous n'avez pas tant de titres que moi. » La paix se fit. Vizé lui montra sa blessure; mon homme la fit saigner, y mit un emplâtre, et les voilà à poursuivre leur chemin, les deux meilleurs amis du monde. Vizé le prend à son service, et ils arrivent à Compiègne, la veille au soir de la partie que tout le monde attendait. Vizé se présente dans l'arène avec son accoutrement; on peut juger de la gaieté que cela produisit sur des courtisans qui voyaient l'enfant-roi s'en amuser. Vizé, tout à son affaire, n'était pas homme à être distrait; toutes les folies, il les fai- sait le plus sérieusement possible. Il joua sa partie, et la gagna aux applaudissements universels. On l'accompagna en triomphe pour le faire changer, mais l'étonnement des spectateurs fut grand, lorsqu'on vit qu'il avait sur le devant de la hanche un cataplasme rempli de sang, ce qui ajouta encore au merveilleux de cette partie. J'ai été à même de vérifier l'anecdote, le marquis de Souvré, mon voisin à Che- verny par la terre de Gormeré qu'il avait achetée, m'ayant confirmé le trait comme présent. Je ne salirai jamais le papier de toutes les anecdotes plus plaisantes les unes que les autres qu'il me conta ce jour-là. J'étais au supplice par la gravité que la situation de la famille m'obligeait de garder. Il me conta son duel avec le chien d'un de ses camarades, qui prétendait avoir l'animal le plus intrépide. Vizé parie qu'il se battra nu, corps à corps avec lui, et le terrassera. Le pari était gros, et avait beaucoup de spectateurs. Vizé se met nu comme une main sans gant; il avait l'avantage d'être velu comme il y a peu d'hommes. Il se met à quatre pattes, fait venir tous ses cheveux sur sa tête, charge le chien, l'épouvante, le bat, le déchire; le chien s'enfuit dans tous les coins, jusque sous le lit, en hurlant de peur. Vizé gagna le pari, et le maître, dans sa rage, tua le chien. Il me conta aussi l'anecdote que tout le monde sait; ren- TROISIÈME ÉPOQUE 1764-1787/. 30 contrant un enterrement, il s'était mis à cheval sur la bière et avait forcé les porteurs à le porter ainsi, les prêtres à l'accompagner. Il devint cordon rouge, lieutenant-colonel du régiment des gardes ; mais ses affaires étaient dérangées, et il voulait mourir sans faire perdre qui que ce soit. Gomme j'avais toute sa con- fiance, je lui conseillai de demander au roi Louis XV les entrées de la chambre; il les obtint l , ce qui fit son bonheur. Alors il se fixa à Versailles, et supprima son carrosse. Bien reçu partout, il ménagea jusqu'à quatre-vingts ans et, à sa grande satisfaction, paya tout ce qu'il devait. Je vais maintenant parler d'un autre être très-singulier que j'ai vu beaucoup en société, le baron de Gandale 2 . D'une très-ancienne famille de Bigorre, il prétendait descendre des comtes de Foix ; il avait été capitaine de cavalerie. De moyenne taille, il avait une physionomie belle et bien caractérisée, un faux air de Louis XV, et de très-beaux yeux. Sa mémoire était prodigieuse; il avait une quantité d'anecdotes inépui- sables, et savait la généalogie de toutes les familles connues. Je l'ai vu passer huit jours à Saint-Leu, en troisième avec nous, toujours nouveau, sans se répéter un instant. Singuliè- rement adroit de ses mains, il jouait au bilboquet de toutes manières et ne manquait jamais de réussir; il faisait rouler une dame du trictrac sur une autre, comme un toton ; enfin il était inépuisable dans tous les genres d'amusements. Il vivait chez un loueur de carrosses de la rue du Bouloi, dans une montée au troisième; il y occupa pendant vingt ans une chambre, meublée de quatre ou cinq cartes généalo- giques et d'un lit en grabat, avec un seul domestique dont il changeait comme de chemise. Il était si connu pour payer mal les chaises à porteurs ou les fiacres, que dès qu'ils le voyaient, ils s'en allaient à toutes jambes. Il avait un habit 1 En 1772. Gazette du 21 mars. 2 Ce doit être Bertrand-Léon de Foix, comte de Candale, capitaine d'infan- terie, dont l'acte mortuaire, du 3 mars 1782, a été relevé par M. de Ghastellux sur les registres de Saint-Eustache. 40 MÉMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVERNY. de livrée, fond vert, et une redingote pareille, qu'il faisait endosser à tour de rôle aux malheureux qui voulaient le servir. Cette livrée servait d'enseigne pour que tous les fiacres sur la place refusassent de marcher. Il recevait dans son galetas des messages de princes, par des pages, pour des invitations de êtes ou de soupers, ayant pour ces cérémo- nies cinq ou six oripeaux; d'ordinaire, il était vêtu d'un habit uni, mais propre, quoiqu'il lui durât depuis des siècles. Avec le temps il vint à hériter; il acheta voiture et che- vaux ; mais cette magnificence se ressentit de sa parcimonie. Il avait soixante-deux ans lorsqu'il reçut la nouvelle de la mort de sa mère; il en lit un étalage considérable, il se rajeu- nissait par là; mais ce qui nous fit rire, ce fut de le voir venir chez moi, avec des harnais noirs et un cocher en noir qui portait des pleureuses. Nous eûmes toutes les peines du monde à lui prouver que toute cette magnificence n'était pas d'usage. Sa société était agréable, même aimable, en dehors du jeu; mais dès qu'il perdait, il ne se connaissait plus. Une scène qui lui arriva chez moi est trop plaisante pour que je ne la consigne pas ici. Il faisait une partie de trictrac avec le président de Salaberry qui était très-vif, mais beau joueur. Sur un coup, Caudale saisit un flambeau d'argent et le jette dans un coin de la chambre. Je prends mon sérieux et je lui dis Monsieur, finissez, je vous donne ma parole que voilà la dernière fois que vous jouerez chez moi. » La partie finie, il me quitte sans prononcer un mot. Le lende- main, il vint dîner; je lui tins parole et je ne l'invitai à rien. Enfin, auboutde trois semaines d'assiduité, il vintpour dîner de très-bonne heure Ah çà! me dit-il, me tiendrez-vous rigueur encore longtemps ? me voila corrigé, je vous le a promets. Jouons une partie. » Je me fis beaucoup prier, enfin voici ce que je lui proposai Baron, lui dis-je, nous allons jouer une partie à écrire, à trente sous la fiche, pas davantage, mais à une condition. J'exige que quelque coup qui vous arrive, vous me donniez votre parole d'hon- TROISIÈME EPOQUE 1764-1787. 41 neur de rire si je vous Je dis. — Vrai? — Vrai ! sans cela je ne jouerai de ma vie avec vous. — Mais s'il vient quel- qu'un, nous interromprons cette singulière partie. — Non, tout le inonde a vu votre colère, tout le monde verra que vous êtes corrigé. — Allons, je le veux bien, je vous ferai voir comme je suis maître de moi. » Nous commençâmes la partie, et je tins parole dès qu'il amenait un dé piquant, je lui disais u Baron, riez. » Cette plaisanterie alla à merveille jusqu'au milieu; mais mes dés lurent si beaux, et je le forçai si sérieusement à rire, qu'il finit par avoir une contraction dans le visage, en me mon- trant les dents avec une mine pire que celle d'un diable. Tout le monde en riait aux éclats, et le sacrifice fut si fort que je n'hésitai pas à jouer depuis avec lui, sans toutefois rechercher sa partie. Sur la fin de sa vie, il loua un appartement très-beau, rue du Sentier; cela lui porta malheur il fut pris d'une goutte qui se porta sur les reins et la vessie. Abandonné de tous ses gens, par son humeur qui augmentait journellement, sans aucun ami, parce qu'il était très-égoïste, il finit après six mois de souffrances dans des douleurs affreuses, en 1788. MM. des Galloys de la Tour, cousins issus de germains de ma femme, étaient trois frères, comme je l'ai dit. L'aîné était premier président au parlement d'Aix et intendant de la province, marié à mademoiselle d'Aligre. De ses deux frères, l'un était capitaine au régiment des gardes, il se nom- mait le chevalier de la Tour; l'autre, la Tour des Pontais, capitaine de cavalerie, s'était retiré avec la croix de Saint- Louis. Ce dernier, sans esprit, mais fort bon homme, était asthmatique de naissance, ne s'était jamais couché dans un lit, et était devenu le plus fameux joueur de trictrac qui ait existé. Sa réputation à cet égard était sans pair; il perdait cependant son argent comme un autre. Il est mort à cinquante ans, usé par sa maladie. Lui et le capitaine aux gardes vivaient souvent chez nous. Ce dernier était un excellent homme, mais doué de l'esprit 42 MÉMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVERNY. le plus faux que j'aie jamais connu; prenant le contre-pied de tout ce qu'on disait, il déraisonnait à l'année, avec des sentiments de chevalier français. Dur à lui-même, dans les temps que les capitaines avaient les compagnies à leur compte, il avait les plus beaux hommes et les mieux faits du royaume; mais il s'était fourré dans la tête une tactique dont il ennuyait tout le monde. Il ramenait toujours la conver- sation sur ses découvertes, prétendant qu'en marchant, même au pas de charge, on pouvait, la tête sur l'épaule gauche, avoir un œil qui regarderait devant et l'autre sur la ligne de côté. Des disputes sans nombre s'ensuivaient. Un jour, il me prit dans un coin pour me convaincre ; tout le monde riait et voulait savoir comment je m'en tirerais. J'étais près de la cheminée, je l'arrête et lui dis Chevalier, jusqu'à ce que vous m'ayez prouvé que vous ne rendrez pas vos soldats louches, il m'est permis de douter. » Il veut parler; je tire froidement un petit écu de ma poche, le pose sur la cheminée Messieurs, je parie, il faut faire juger le pari. » Je fais une inclination, passe sous le bras qu'il avait étendu dans sa démonstration, et je m'esquive. Messieurs, dis-je en m'en allant, décidez. » Tout le monde rit, et il n'en parla plus. A cela près, fort galant homme, chevalier de toutes les- femmes, il nous tint fidèle compagnie, jusqu'à ce que son âge le forçant à quitter Paris, il allât finir ses jours chez son frère l'intendant, où il est mort, six mois avant la Révo- lution. 11 entendait si mal qu'il se brouilla avec le maréchal de Biron, son colonel, aussi esprité que lui, dans une conver- sation tête à tête. Il crut que le maréchal lui faisait quelques reproches, tandis que celui-ci parlait de tout autre chose. Ils se fâchèrent si bien qu'ils ont été brouillés cinq ans, et que leurs amis communs n'osèrent pas les raccommoder et lais- sèrent faire au temps. Ils avaient tous les deux l'esprit si gauche qu'ils se seraient brouillés plus fort. Je viens de voir dans les gazettes faire mention du comte TROISIÈME ÉPOQUE 1764-1787. 43 Oginski 1 . Comme jai beaucoup vécu avec lui pendant son séjour en France, qu'il venait à Saint-Leu passer quelquefois la moitié de son temps avec ma société, je veux le dépeindre tel que je l'ai connu. Le comte Oginski arriva à Paris en 1 750, fort jeune, mais son maître et jouissant d'une fortune immense, grand, bien fait, d'une jolie figure et d'une grande aptitude pour tous les talents. Il loua un appartement rue Saint-Honoré, près l'hôtel de Noailles, et employa son temps à se perfectionner dans le violon, la peinture, et je ne sais combien de petits talents agréables. Dès qu'il se crut quelque acquis, il se fit présenter et se répandit dans les meilleures sociétés. Il alla faire un voyage en Pologne, revint avec l'ordre de Saint- Stanislas et fut fêté partout. C'est alors qu'il se livra à notre société. Il fut invité chez les princes, et, voyant qu'on y jouait très- gros jeu, il crut que la contenance d'un grand seigneur était d'y briller. Un voyage de Chantilly l'en dégoûta. On jouait un jeu immense, et, à deux heures du matin, il se trouva gagnant trois mille louis au marquis de la Vaupalière 2 . Les imprécations, le désespoir du perdant l'affligèrent; il resta et le prévint qu'il veillait pour le racquitter, ce qu'il ne put faire qu'à huit heures du matin. Le surlendemain, il se mit au jeu qui ne lui fut pas si favorable, et à deux heures du matin, le même la Vaupalière lui gagnait à son tour deux mille louis, lorsque regardant la pendule, il dit Je vais me coucher. » Oginski lui répond En ce cas-là, j'ai eu 1 Michel Oginski £1731-1803 avait été un moment favori de Catherine, et nommé, grâce à elle, grand maréchal de Lithuanie. En 1771, il se déclara contre les dusses et fut bientôt obligé de fuir. Il prit une seconde fois les armes en 1795-, et c'est évidemment à ce propos que M. Dufort a trouvé son nom dans les journaux. Luynes parle, en mai 1757 t. XII, p. G5, d'un M. d'Oginslu qui venait de partir pour l'armée en qualité d'aide de camp du duc d'Orléans, et vante son talent de musicien. 2 Pierre-Charles-ÉtienneMaignard, marquis de la Vaupalière, né en 1731, lieutenant général en 1784. On lit dans Grimm, à la date de janvier 1777 t. XI, p. 410, une anecdote où il est question de sa passion pour le jeu. V. aussi la Correspondance secrète Lescure, t. I, p. 330. U\ MÉMOIRES DU COMTE DUFOIIT DE CÏIEVERNY. tort de veiller avant-hier. » La Vaupalière reprend Je ne blâme pas les autres, mais je ne racquitte jamais. » Oginski, piqué, partit et renonça pour la vie à se trouver avec des joueurs. Fêté, considéré, il se lia avec tous les étrangers. Le prince Repnin 1 , bardé d'ordres, d'une figure charmante, ancien favori de la feue impératrice, était alors en France et ils se lièrent ensemble. Il y eut une confédération en Pologne; Oginski, grand maréchal de Lithuanie, voulut jouer un rôle; il leva une armée de huit mille hommes, soutint la guerre pendant trois mois contre la Russie et la Prusse, fut battu et perdit tout. Il épousa la princesse Humieska 2 et revint en France. Il débuta chez moi, un violon d'une main, un tableau de l'autre. Voilà, dit-il en entrant, ce qui me fera vivre désormais. » Les troubles de la Pologne augmentèrent, le partage s'ensuivit, il se sauva à Vienne, ses terres tom- bèrent dans le lot de la Russie, et l'Impératrice les donna au prince général Repnin. Le prince écrivit à son ami qu'il lui laissait le revenu sa vie durant. Triste présent qu'Oginski sans doute a été réduit à accepter. 1 Nicolas Vasiviliévitch Repnin 1734-1801. Il devint feld-maiéchal. 2 Nom douteux. CHAPITRE XVIII 1 Le comte d'Osmont; sa famille; l'auteur fait sa connaissance en Normandie. — Son portrait; sa passion pour le jeu. — Le comte de Gaulaincourt; la baronne de Guy. — Madame Filleul. — Le marquis de Garsault. — Le château du Bourg. — La comtesse de Vassy. — Retour à Paris. — D'Osmont à Saint-Leu. — Le jeu à l'armée. — Un souper chez madame Grimod- Dufort; l'huile de la lampe. — Mariage de d'Osmont; singulières distrac- tions. — La société des princes. — Un juron malencontreux. — Chasse à Hénonville. — D'Osmont et Olavidès. — Le doigt dans un volet. — Le maître d'hôtel du duc d'Orléans. — L'abbé d'Osmont, évêque de Com- minges. — Cornus. — Madame d'Osmont. — Une chasse étrange à Crécy. — La partie de Louis XVI. — Mort de d'Osmont. Tandis que je puis encore m'occuper, je veux consacrer quelques moments à un ami intime qui, par l'originalité de son caractère, a occupé la ville et la cour. Je l'ai perdu. C'est un hommage à rendre à sa mémoire, d'autant que cette mémoire est intacte. Le comte d'Osmont 2 , né en 1719, était l'aîné de deux autres frères et sortait d'une très-ancienne famille de Normandie. Il descendait, du côté maternel, du maréchal de Médavy 3 , et ses ancêtres avaient aidé Charles de^Duras dans la conquête du royaume de Naples. Comme aîné, il était destiné à réunir sur sa tête plus de soixante mille livres de rente, en terres situées près de Coutances et de Saint-Lô. Son second frère 4 était d'une belle figure, mais, par un 1 On a cru devoir placer ici ce long et curieux portrait, que l'auteur avait intercalé beaucoup plus loin, au milieu des souvenirs de la Révolution. 2 Gabriel-Rainabé-Louis d'Osmont, fils d'Eustache, comte de Boitron, et de Marie-Louise de Pardieu de Maucomble. 3 Son trisaïeul, Antoine d'Osmont, avait épousé en 1598 Françoise Rouxel de Médavy. 4 Charles-Antoine-Gabriel d'Osmont de Médavy, né en 1723, chanoine du 46 MÉMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVERNY. accident arrivé en nourrice, il était resté avec une jambe plus courte que l'autre de trois pouces. Il fut destiné à l'état ecclésiastique et fut fait comte de Lyon. Quoiqu'il eût huit ou neuf ans de plus que moi, j'étais resté cinq ans avec lui au collège d'Harcourt. Il était si bon, si liant, que je me rap- pelle souvent l'amitié dont il me comblait, et celle que tout le collège avait pour lui. Dès qu'il fut sorti du collège, il alla se fixer à Lyon, où il passa beaucoup de temps. Je reviendrai sur ce qui le concerne. Le troisième l , après avoir servi quelque temps, se déter- mina à partir à Saint-Domingue, dans l'espérance d'y faire un établissement. Le cœur s'en mêlant, il épousa une femme très-féconde, mais avec très-peu de fortune; heureux auprès d'elle, il passa sa vie à faire des enfants et à cultiver une modique habitation. Ce fut en 1748 que je connus le comte dOsmont l'aîné; il avait alors vingt-neuf ans, et moi dix-sept. J'étais parti de Paris pour voir la Normandie, et, après avoir passé quinze jours au château des Landes près d'Orbec, à trois lieues de Lisieux, je me rendis an château de Guespré, près Argentan, d'après l'invitation du vieux comte de Gaulaincourt. J'y trou- vai le comte dOsmont, qui faisait la cour à la fille du maître de la maison, madame la baronne de Guy 2 , établie ordinai- rement à Argentan. Cette dame était charmante et fort gaie. D'Osmont me prit tellement en amitié que nous devînmes inséparables pendant les deux mois que je restai dans cette province. J'aimais la chasse, il en était fou; de sorte qu'en- traîné par le plaisir, je restai dans le pays plus que je n'avais chapitre noble de Lyon, dont les membres portaient le titre de comtes de Lyon, vicaire général d'Auxerre, nommé à l'évèclié de Comminges en 1763. 1 Louis-Eustache dOsmont, comte de Boitron, chevalier de Malte de mino- rité, capitaine de frégate, qui épousa en 1750 Marie-Elisabeth Cavalier de la Garenne. 2 Suzanne-Louise-Françoise-Henriette, H Ile de Louis-Henri, comte de Caulaincourt, et de Suzanne-Françoise-Geneviève de Bailleul de Vie. Elle avait épousé en 1741 INicolas-François-Dominique Dufour, baron de Guy. Elle mourut en 1758. TROISIÈME ÉPOQUE 1764-1787. 47 compté. C'était en automne, et il revenait des carabiniers, où il avait été faire son service comme capitaine. Grand et fort bien fait, il avait un grand nez qui, dit-on, ne dépare jamais une belle figure. Il marchait la tête en avant, et s'excusait en disant qu'il avait la vue extrêmement basse; cependant quand il voulait il voyait de loin. Né avec une distraction des plus plaisantes, un amour très-vif pour tous les plaisirs, de l'esprit, un goût décidé pour la lecture, il avait acquis beau- coup d'instruction sans qu'il eût l'air de s'en douter. Il se livrait à corps perdu à ce qui l'amusait; si un livre lui plai- sait, il en perdait Je boire et le manger, de même pour la chasse; mais la passion à laquelle toutes les autres cédaient était le jeu. Enfin, il avait un caractère fait pour plaire dans toutes les sociétés, et sa franchise mettait tout le monde à l'aise avec lui. Se livrant à toutes les conversations, il y pla- çait sans prétention des propos qui montraient ses connais- sances et son excellent jugement. Malheureusement la passion du jeu absorbait toutes ses qualités; dès qu'un coup malheureux lui arrivait, il entrait dans des impatiences, dans des fureurs qui, du reste, n'ef- frayaient personne, car elles n'étaient que contre lui-même. Les yeux lui sortaient de la tête, les veines de son front se gonflaient, les épithètes qu'il se donnait forçaient les audi- teurs à lui rire au nez. Pour lui, tout à son malheur, il ne s'apercevait pas de la gaieté qu'il inspirait. Il contait sans suite et avec une volubilité étonnante ce qui lui était arrivé; il se levait, jetait à terre les chaises qui se trouvaient sur son chemin, et revenait s'asseoir comme s'il était du plus grand sang-froid. Si par hasard alors il entendait raconter une nouvelle intéressante ou discuter un point d'histoire, il venait écouter et se mêler à la conversation , comme si l'instant d'auparavant il n'avait pas été dans une rage incroyable. Nous parcourûmes toute la Normandie, et je fus produit par lui partout; nous allâmes à Falaise, où il y avait alors deux femmes qui pouvaient passer pour des beautés 48 MÉMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVEKNY. madame Filleul ' et madame d'Orbessan *. D'Osmont était bien reçu partout; présenté par lui, je le fus de même; toutes les maisons les plus riches s'empressèrent de nous donner des fêtes. Un équipage de chasse des plus beaux, à trois riches particuliers MM. les marquis d'Oilliamson et de Gourcy 3 et M. de la Fresnaye 4 , était ce qui convenait le plus h d'Osmont et à moi. On nous attendait au château du Bourg, habité par M. et madame la marquise de Vassy 5 qui en avaient hérité; nous y allâmes tous, et nous y trouvâmes le marquis de Fiers 6 , grand joueur, grand chasseur, de sorte que nous nous assu- râmes des plaisirs de toutes sortes. Nous allâmes dîner au haras d'Hièmes, chez M. le marquis de Garsault 7 qui en était gouverneur; c'était un des plus fins connaisseurs en chevaux du royaume, et les Normands l'appelaient M. de Guères sot. Ces haras étaient dans le plus bel état possible. M. de Gar- sault n'avait d'autres voitures que celles où l'on entrait par derrière; il prétendait parer ainsi aux accidents qui peuvent arriver si les chevaux prennent le mors aux dents, parce qu'il pouvait descendre sans danger, quelque fût leur train. Nous revînmes au chàtgau du Bourg. Il n'était pas alors ce qu'il est devenu depuis entre les mains du fameux Gro- mot 8 , intendant de Monsieur, qui en avait fait une habitation ' Celle, je crois, dont la fille épousa Marigny. 2 D'Orbessan ou d'Orbesson, nom difficile à lire. ;i D'après l'époque 1748, il s'agit probablement de Jaeques-Gabriel- Alexandre d'Oilliamson, marquis de Saint-Germain, et de son gendre et cousin, François Hardouin d'Oilliamson, marquis de Gourcy, marié en 1736 à Gabrielle-Françoise d'Oilliamson, fille du premier. 4 De la famille de Vauquelin, vraisemblablement. 5 Bruno-Emmanuel-Marie-Esprit, marquis de Vassy, marié en 1738 à Suzanne-Françoise-Jeanne de Vassy, sa cousine. G Ange-Hyacinthe de la Motte-Ango, comte de Fiers, marquis de Messey 17J 9-1775, conservateur des chasses de la forêt de Monthère et louvetier d'Alençon. "' François-Gédéon de Garsault, capitaine du haras sous le grand écuyer. {État de la France de 1749. 8 Jules-David Cromot, né en 1725, seigneur du Bourg, conseiller du Roi, contrôleur général du marc d'or, secrétaire du cabinet du f»oi, premier commis du contrôle général, surintendant des finances du comte de Provence. TROISIÈME ÉPOQUE 1764-1787. 49 magnifique. Il avait tous les caractères de l'antiquité; les cheminées étaient à l'ancienne mode, avec des manteaux tel- lement élevés qu'un homme de cinq pieds pouvait y entrer sans se baisser; au-dessus, un petit miroir à biseau d'un pied et quelques pièces de marbre incrustées; tout était dans le même goût. La dame du château élait à l'avenant; quoique jeune et bien faite, c'était une vraie figure de tapisserie; grande, compassée dans tous ses mouvements, fort cérémonieuse, vêtue à l'antique grand panier, robe de velours cramoisi, chargée de perles et diamants; nous prétendions qu'elle res- semblait pas mai à Notre-Dame de Lorette. Cependant, quoique sur l'étiquette, elle était on ne peut plus polie et considérait amicalement le comte d'Osmont. Je fus, comme étranger, destiné à être son associé à une partie de piquet, et d'Osmont à faire la chouette. Cet arran- gement eut lieu tous les soirs, car nous allions régulièrement à la chasse tous les jours, dans une belle forêt qui s'étendait jusqu'aux haras. Dès que d'Osmont arrivait, il s'établissait devant la cheminée, touchait à tout, au miroir, aux marbres. Bientôt la partie commençait madame de Vassy faisait son établissement, tirait une superbe boîte d'or, arrangeait ses grandes manchettes de dentelle, et nous jouions. D'Osmont ne pouvait voir une boîte sans la prendre, y fourrer trois doigts et se barbouiller comme un vrai suisse, bien heureux encore pour le propriétaire quand, par écono- mie, il ne la mettait pas sous son nez pour ne pas perdre le tabac. Madame de Vassy ne tarda pas à s'apercevoir de ce manège; trop polie pour s'en plaindre, elle se levait, ver- sait le tabac dans la cheminée, sonnait et envoyait remplir sa boîte. Toute cette délicatesse de procédés était perdue pour le comte d'Osmont, qui, tout au jeu, jurait ou prenait un air riant, suivant les cartes qu'il avait dans les mains. Madame de Vassy se promettait sûrement de ne plus laisser sa tabatière sur la table, mais elle l'oubliait le lendemain, et pendant huit jours cette scène recommença; elle finit par sacrifier sa boîte et en prit une autre. II. 4 50 MÉMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVERNY. Le comte d'Osmont avait une autre manie; il se serait cru malade si, dès qu'il apercevait le soleil, il ne s'était pas mis en face, le regardant en clignant des yeux jusqu'à ce qu'il éternuât. Combien de fois ne l'ai-je pas vu quitter ce qu'il aimait le mieux, une partie de jeu, pour aller grave- ment faire ce manège, qui souvent lui procurait des éternu- ments sans fini Au surplus, gai, aimable, sans prétention, il avait, bors du jeu, le ton de la meilleure compagnie. Incapable d'un attachement suivi, il aimait toutes les femmes; comme à la chasse , tout lui était bon , il courait le lièvre, le cerf, une partie de jeu, la bonne chère ou une femme avec la même vivacité , sans pouvoir dire ce qu'il aimait le mieux. Il jouait tous les jeux, ne trouvant jamais qu'on jouât assez cher, et il était ravi de faire la chouette à tout un salon; il ne prenait nulle humeur qu'on pariât contre lui. S'il perdait, c'était au sort, à la fatalité, à son imbécil- lité de jouer qu'il s'en prenait; s'ennuyant d'une continuité de fortune, il semblait qu'il se portât mieux en perdant. Ses jurements, sa colère, ses vivacités lui valaient une pur- gation. Quoiqu'il ne fût pas au point où il en est venu depuis, son originalité me plut beaucoup je démêlai la sûreté de son caractère et son esprit. Je commençai par m'en amuser; nous devînmes bientôt intimes, et cela jusqu'à sa mort. Après un séjour des plus agréables de deux mois en Nor- mandie , je revins à Paris; d'Osmont m'y suivit il logeait au faubourg Saint-Germain, dans un hôtel garni, rue des Saints-Pères , et moi chez ma grand'mère , rue des Enfants- Rouges. Il venait me voir presque tous les jours. Il avait valet de chambre, laquais et cocher; ces trois êtres ne sa- vaient jamais où le prendre. Il allait presque toujours à pied, comme un chat maigre , dans un déshabillé qu'on appelait en chenille, et qu'on pouvait regarder comme le plus sale négligé. Il restait où il s'amusait, et me suivait souvent à la campagne, sans qu'on sût où il était. J'ai raconté comment nous nous amusions à Saint-Leu,. TROISIÈME ÉPOQCE 1764-1787. en vrais jeunes gens, à des exercices violents, à des sauts périlleux, même à danser sur la corde. Maladroit et dis- trait, il nous regardait et ne s'occupait que du trictrac ou de la chasse. Cette anne'e, lorsque les officiers allèrent à leurs régiments, d'Osmont, qui n'aimait aucune gêne, s'im- patientait à sa manière bruyante; car, sans ambition, il ne servait que pour satisfaire sa famille. Il revint de cette cam- pagne avec la croix de Saint-Louis; il n'attendait que cela pour quitter honnêtement le service. Il nous conta que dans la dernière affaire où il se trouva , chargeant à la tête de sa compagnie , il avait perdu son chapeau dès le commencement, et que de sa vie il n'avait tant souffert. Cette année, il avait voyagé avec son corps , quoiqu'il eût fait son possible pour s'en dispenser. Marsilly, gentilhomme ordinaire, riche habitant de Saint-Domingue et capitaine de dragons ! , devenu depuis un des plus gros et des plus sages joueurs de Paris, nous conta devant le comte d'Osmont que leurs régiments s'étaient rencontrés à Lilie en Flandre; que les corps d'officiers s'étaient traités comme il est d'usage; que d'Osmont, étant en malheur, avait non-seulement perdu tout son argent, mais même celui de ses camarades; qu'il avait absolument voulu jouer au piquet contre les officiers du régiment qu'on traitait; que pour l'obliger, car il était fort aimé , ses camarades avaient boursillé jusqu'à leur dernier écu; qu'il avait joué trois jours de suite; qu'il s'était invectivé à son ordinaire, avait juré, tempêté sans discontinuer; qu'enfin , après un coup mal- heureux, avisant un portrait sur la cheminée de l'auberge, il s'était figuré que c'était cette figure inanimée qui lui por- tait malheur; qu'il s'était levé en fureur et lui avait asséné un grand coup de poing, tout au milieu. Il l'avait crevé; mais le pire de l'aventure, c'est qu'il s'était trouvé un clou derrière qui lui avait déchiré les doigts. Cet événement le calma, et, après s'être fait panser, il quitta le jeu. Le comble 1 Probablement Jacques Commines de la Borde de Marsilly, qui figure parmi les gentilshommes ordinaires à YEtat de la France de 1749. 4. 52 MÉMOIRES DU COMTE DUFOKT DE CHEVERNY. du malheur fut que l'aubergiste lui fit payer vingt écus ce détestable portrait. D'Osmont écoutait et ne niait rien , et nous le forçâmes à nous montrer les coutures qui lui res- taient à plusieurs doigts. Il quitta enfin le service et partit pour la Normandie, et je fus un an sans entendre parler de lui. Je le croyais perdu, lorsque je reçus une lettre où il m'annonçait son retour à Saint-Leu, pour un jour fixe. Je revins à Paris assez malade; il vint me voir régulièrement tous les jours deux ou trois fois, il restait dix minutes, souvent ne me parlait pas, ouvrait mes rideaux et s'en allait. Pendant ma convalescence, il dîna tous les jours tète à tète avec moi, et le plus gourmand de tous les mortels se contentait du régime d'un malade. Il était de ces hommes qui pren tient le temps comme il vient, et il était content pour peu qu'il pût manger à sa suffisance, car il était d'un vigoureux appétit. Vivant et soupant tou- jours dans la meilleure compagnie, son originalité perça; la sûreté de son commerce et son amabilité firent le reste. Mademoiselle deCaulaincourt, veuvedeM. Grimod-Dufort, dont j'ai parlé plusieurs fois, tenait rue du Coq-Héron un grand état de maison. Tout ce qu'il y avait de mieux dans la jeunesse de Paris avait des prétentions sur elle, et j'ai raconté ce qui se passa alors entre lui et moi. Un jour, la belle veuve nous invita à un souper des plus fins, et il fut fait un pari entre d'Osmont, du Gage et le marquis de Borda, que celui qui serait gris en sortant payerait une amende. D'Osmont me mit dans la confidence et me dit qu'il était sûr de gagner le pari en buvant une cuillerée d'huile avant de se mettre à table, attendu que le vin ne ferait que passer. La première chose qu'il fait est d'arriver sans avoir pris aucune précaution; il se rappelle le pari et sort; ne trouvant pas ce qu'il désire et ne voulant point le demander, il prend la lampe de l'escalier et en boit une gorgée, puis il vient me conter cette belle prouesse. Ce qu'il y eut de pis, c'est qu'il s'empoisonna en pure perte; la belle veuve pré- tendit qu'il fallait rendre les enjeux, que tout cela n'était TROISIÈME ÉPOQUE 53 qu'une plaisanterie, mais qu'elle les dédommagerait par l'essai du meilleur cuisinier de Paris. Le souper fut excel- lent, on y but des vins fins sans profusion ni bravade; d'Osmont était enragé de son excès de précaution qui lui avait affadi le cœur. Nous sortîmes ensemble; le malheu- reux n'eut pas le temps de descendre jusqu'en bas; il prit son parti, cassa un curreau de vitre, et se soulagea en jurant d'une manière si comique qu'il était impossible de ne pas en rire de tout son cœur. Depuis qu'il avait quitté le service, il allait régulièrement voir sa famille tous les ans. Cette exactitude m'étonnait dans un bomme qui ne voulait être soumis à quoi que ce soit. Une année, en revenant, il me confia qu'on voulait le marier. M. le comte de 1 , capitaine aux gardes, retiré dans sa terre et son voisin, était fort riche et avait une fille unique; on voulait la lui faire épouser. C'était une affaire de conve- nance pour les deux familles, et il m'avoua que ce mariage, arrangé de longue main, plaisait beaucoup à la demoi- selle, dont il me fit l'éloge. On eut pourtant toutes les peines du monde à obtenir son consentement; son frère et sa famille le décidèrent enfin. Comme j'étais obligé d'aller souvent à Versailles, qu'il fallait en faire part et avoir l'assentiment du Roi, je le déter- minai à venir avec moi. Je n'ai de ma vie fait un voyage plus divertissant; il ne voulait pas être plaisant, et rien n'était plus comique que ses plaintes sur la contrariété qu'il éprouvait. Il m'avouait que personne n'était moins fait pour le mariage, et il plaignait sa future de tout son cœur; il convenait qu'il faisait un mariage très-avantageux, qu'il épousait une femme très-douce, très-sage et très-aimable, qui le regardait depuis longtemps comme lui étant destiné, mais il ne cessait de répéter qu'elle faisait une vraie folie. Il chargeait le tableau comme un homme qui espérait qu'on lui rendrait sa parole, et comme si j'y pouvais quelque chose. 1 De Thèrc, dont la fille, T\ ose-Thérèse, épousa le comte d'Osmont. 54 MEMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVERNY. Enfin, tout étant conclu presque malgré lui, il tarda pour aller se marier jusqu'au dernier moment. On l'attendait depuis quinze jours, et la première chose qu'il fit fut d'oublier les papiers les plus nécessaires. Il fallut retarder le jour pris et envoyer un courrier. Il était à Valognes, il fallut nécessaire- ment qu'on le menât dans la famille où il devait entrer; une vieille tante à succession tenait une très-bonne maison où le comte d'Osmont n'était jamais allé, parce qu'on n'y jouait pas ou très-peu. Il entre, et se place au milieu de la che- minée qui était garnie de porcelaines superbes; comme il avait la manie de toucher à tout, il en prend une pour l'exa- miner et, distrait, la laisse tomber; il veut la rattraper, mais, maladroit comme il l'était en tout, il rafle du même coup tout ce qui était sur la cheminée. Tous ceux qui étaient dans l'appartement s'empressèrent de ramasser et de réparer le désordre; pour lui, voyant la porte ouverte, il s'en va. Il n'y est pas retourné depuis, s'embarrassant peu de ménager la succession. Le jour de la célébration, il est obligé décemment d'aller faire visite chez une tante religieuse qui avait élevé sa femme ; il n'y est pas depuis un quart d'heure que, se souvenant qu'il y avait dans la ville une assemblée où l'on jouait gros ]eu, il prétexte une affaire, laisse sa femme et prend une voiture; il ne se rappelle qu'à dix beures qu'il avait promis de venir reprendre sa femme. Le souper de noce était retardé, la nouvelle mariée très-inquiète; mais d'Osmont était connu et avait le talent de porter son excuse avec lui. Sa bon- homie adoucissait ses torts, et sa femme qui l'aimait était toujours prête à l'excuser. Il était temps de le marier. Il n'y avait pas un an que, par suite d'une conduite peu réglée, il avait pensé mourir; je lui avais tenu fidèle compagnie , mais ce qu'il y avait de plus singulier, c'était la quantité de jolies femmes, toutes de nom, qui venaient le voir régulièrement les après-midi. Certainement il n'était pas un homme à bonnes fortunes de ce genre, on ne pouvait soupçonner personne de lui être TROISIÈME ÉPOQUE 1764-1787. 55 cher, car il s'avouait incapable d'aucun attachement suivi, et sa négligence sur sa personne ne pouvait qu'éloigner ; mais son originalité, son amabilité, la considération de sa famille en Normandie, sa parenté avec tout ce qu'il y avait de mieux, avaient fait de lui, et malgré lui, un homme à la mode. Dans le moment où il était le plus languissant, je le trou- vai à l'Opéra dans la posture d'un homme qui touche à ses derniers moments; je m'empressai de le ramener chez lui. Dans la voiture ses lamentations avaient une tournure vrai- ment comique, et au lieu de le consoler, je me trouvai malgré moi forcé de rire. Quoi! disait-il, il faudra que je meure! peux-tu le croire? J'avais encore quarante ans à vivre, j'en suis sûr. Ces diables de médecins me défendent le sexe, ils ne savent pas combien ce remède me serait utile! » Et là-dessus, des détails les plus comiques qu'il entremêlait de regrets, de jurements, que c'était une bénédiction. Ce n'était pas cependant avec le ton de la mauvaise compagnie, c'étaient des répétitions, des mots sans signification, des idées qui sentaient son homme d'esprit et bien élevé, et s'il lui partait un gros juron, il se mordait les lèvres et rougis- sait; il s'en est bien corrigé depuis. Quoique nous n'eussions pas les mêmes goûts, j'ai été témoin souvent de ses orgies, et s'il eût été possible d'en faire le récit, on y aurait trouvé des choses si plaisantes et d'un si beau ton, malgré leur indécence, des amours de vingt- quatre heures si singulières, qu'elles auraient peint son ca- ractère sous un côté nouveau. Dès qu'il fut marié, il fut forcé d'aller chez les princes ; cela le contraria d'abord et lui convint ensuite parfaitement. Il y trouvait du jeu, du monde et des plaisirs, et c'est tout ce qu'il désirait. Il n'était question que de sa gaieté et de ses saillies. Le prince de Gondé le mit dans son intimité; l'homme le plus froid, le plus timide, se trouvait à son aise vis-à-vis de quelqu'un qui faisait tous les frais. Feu la princesse de Gondé mademoiselle de Soubise 5 MÉMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVERNY. était belle, vertueuse, et douée par excellence. Les voyages de Chantilly furent continuels; d'Osmont n'en manquait pas un. C'étaient des fêtes perpétuelles, et le jeu y fut très-gros; on jouait au trente-et-quarante. Respectant les princesses, il était incapable de leur manquer. Cependant un trente-et-un contre un trente-deux lui fit perdre toute modération, il lâcha un f. .. qui interdit tout le salon ; il était à côté de la princesse. Il reste confus, met sa main devant sa bouche, comme un homme qui aurait voulu avaler sa langue; mais le coup était si fort que \es yeux lui sortaient de la tête, et ses muscles étaient dans une contrac- tion effroyable. Le prince sut le tirer d'affaire avec esprit. Prenant un air riant Avouez, madame, dit-il, qu'il n'y avait que le comte d'Osmont au monde qui pût vous faire entendre un si vilain mot. » Tout le monde rit, et d'Os- mont, tout à son jeu, eut l'air d'oublier ce qui s'était passé. Il se promit de se modérer; il était de la meilleure foi du monde, mais la chose était au-dessus de ses forces. On allait et l'on revenait de Chantilly dans une grande gon- dole ! ; les favoris y étaient admis, et pour ne pas s'ennuyer en chemin, on y avait établi une table sur laquelle on jouait. Le prince et la princesse tenaient le fond de la voiture; quel- ques dames, d'Osmont et plusieurs autres joueurs occupaient les autres places. D'Osmont qui perdait fit le diable à quatre; n'ayant pas ses coudées franches, il étouffait. Ne sachant à qui s'en prendre, il frappe sur la table, veut la jeter par la portière et fait tant d'efforts qu'il finit par écorcher les bras de la princesse, qui étaient les plus beaux du monde. Elle fut la première à l'excu- ser, et d'Osmont prit un air d'intérêt, et parut si affecté de sa maladresse, qu'on continua le jeu dans l'espérance de voir de nouvelles scènes. Dans les intervalles des voyages, il nous donnait le plus de temps possible. J'ai déjà raconté comment il était venu 1 Grand coffre avec des banquettes sur les quatre faces, éclairé par huit petites fenêtres trois de chaque côté, une en avant et une en arrière. TROISIÈME ÉPOQUE 1764-1787. 57 faire un voyage à Hénonville, terre appartenant au grand- père de ma femme. Il revenait de Normandie, et il savait que lorsque j'y étais je disposais à peu près de la chasse. La terre était plus giboyeuse que les plaisirs du Roi. On avait pratiqué des fosses pour poster les tireurs, tandis qu'on fai- sait des rabats. Nous y allâmes par le temps le plus à souhait possible. Nous e'tions chacun à notre poste avec deux do- mestiques chargeant nos fusils, et chaque demi-heure, nous vovions arriver une nuée de perdreaux et un bataillon de lièvres. Je ne tardai pas à abattre une trentaine de pièces. D'Osmont faisait un feu soutenu; je l'entendais jurer à chaque instant, et je ne voyais rien rester, mais à chaque coup il prenait son fusil et le mettait sur son genou, comme pour redresser la canne. La battue finie, je m'empresse de l'aller trouver; il était hors de lui, et les yeux lui sortaient de la tête; il n'avait tué que quatre pièces. Gomme il était dans le trou et qu'il avait la vue basse, les lièvres arrivant sur lui se détachaient sur le ciel, et lui paraissaient plus grands que nature. Nous continuâmes, il fut plus heureux, et sa gaieté revint, car la mauvaise humeur ne durait jamais chez lui. Mon ami Olavidès, comte de Pilos, dînait et soupait chez moi toutes les fois que nous y étions. D'Osmont me trouva un jour lui donnant une leçon de trictrac. Il avait entendu parler, comme tout Paris, de la manière dont ce Péruvien semait l'argent; il me prend en particulier Tu as là un bon pigeon dans ce Péruvien, me dit-il, laisse-moi lui don- ner des leçons. — Mon ami, tu n'as pas la patience, et * cela n'en vaut pas la peine, car nous ne jouons rien. — On dit qu'il est riche à millions et qu'il sème l'argent. — On t'a dit la vérité, mais je t'avertis qu'il est plus fin que toi. — Enfin fais-moi le plaisir de me donner à souper avec lui. — Quand tu voudras. — Joue-t-il à quelque jeu? — A tous, excepté le trictrac. — Eh bien, donne-moi parole de me faire faire un brelan avec lui. — Prends ton jour. — Demain. — C'est dit. — Il ne sait pas si bien le brelan que moi? — Je le crois, mais il joue noblement et perd 58 MÉMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVERNY. son argenttout de même. — Bon, tant mieux, à demain. » Il sort, il n'est pas dans la rue que je raconte la scène à M. Olavidès. Je Je connaissais assez pour être sûr qu'il en tirerait un excellent parti pour nous divertir. Le lendemain, d'Osmont arrive des premiers; ma femme arrange un brelan à trois entre M. Olavidès , le chevalier de Fontanieu et lui. La partie s'engage; d'Osmont cave au plus fort d'entrée de jeu, joue gaiement, lestement, et perd quelques louis, comp- tant semer pour recueillir. Olavidès joue fort serré et fort bien ; bref, il finit par faire va-tout avec un brelan que d'Os- mont perd pour la dixième fois. Le tonnerre serait tombé dans le salon qu'il n'y aurait pas eu plus de bruit; il se renverse sur son siège, jure, fait ses imprécations usitées, et finit par me dire en criant Tu me disais que ce monsieur du Pérou jouait l'argent comme la paille, et qu'il perdait toujours ; tu vois? Tu m'assurais qu'il ne savait pas le jeu, et il joue comme un diable; tandis que moi, je perds tout mon bien. » Tout le salon éclata de rire. M. Olavidès ne fait pas semblant d'entendre , et la comédie dure jusqu'à la fin de la partie, qui ne fut pas meurtrière. La leçon coûta à d'Osmont une vingtaine de louis, et ce n'était rien pour le train de jeu où il était. Heureusement qu'en m'adressant à M. Olavidès, j'avais su à qui j'avais affaire; car, sans ma précaution, tout autre, d'après cette incartade, aurait pu croire que j'avais voulu le faire jouer de malheur. Une scène très-plaisante arriva à d'Osmont chez le prince de Gondé. Le prince et la princesse avaient voulu qu'il restât en petit comité; la princesse était en couches, et l'on jouait au whist toute la journée. D'Osmont était alors dans une affreuse veine de malheur. Sa tète n'y était plus, et il jurait par toutes les lettres de l'alphabet. S'il ouvrait son jeu et qu'il ne vît pas d'as, il se levait, criait et disait tellement son jeu que personne ne voulait être son partenaire; tout le monde lui riait au nez sans qu'il y prît garde. Enfin, il lui arriva un coup abominable; alors il se lève comme un fu- rieux, jette tout ce qui se trouve devant lui, se cogne partout. TROISIÈME ÉPOQUE 1764-1787. 59 Il avise un trou dans un volet; sans songer à ce qu'il va faire, il y fourre son index d'une si grande force qu'il lui est im- possible de le retirer, et le voilà pris comme un autre athlète F . On fut obligé d'envoyer chercher un menuisier, qui, au bout marquis de Paulmy, fort connu dans les lettres. "Etat de la France de 1789 et Calendrier historique de l'Orléanais. 2 D'après VHistoire de BloU, t. I, p. 184, cette insurrection avait pris nais- sance à Montmirail, dans la Sarthe, parmi les ouvriers des verreries. 3 Le 25 novembre 1792. QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 1787-1801. 143 fallut que le Département, le District et la municipalité se missent en marche; on rafla tous les hommes, les femmes s'offrant à faire le service. M. de Salaberry eut bien de la peine à obtenir d'aller dans sa voiture, qui fut aussitôt rem- plie de ses amis et des plus honnêtes gens de la ville. Heureusement que nos bourgs étaient à plus de trois lieues de Blois; on eut beau pérorer, personne ne bougea. Madame de Salaberry perdit la tête, elle voulait courir à Blois; je refusai de l'y faire conduire, quitte à lui déplaire. Qu'y aurait-elle fait? Tout le monde avait suivi le torrent, mais les plus sensés, dès qu'ils avaient pu s'échapper, étaient retournés tranquillement se coucher. M. de Salaberry, plus en vue dans sa voiture, n'avait pu en faire autant; il était resté coucher chez des connaissances à Mer, et cette inon- dation de têtes folles s'était répandue dans les granges et les maisons, pour prendre du repos et quelques victuailles. La nouvelle était arrivée à Orléans, où l'on avait plus de sang-froid et plus de forces. Les gens sensés comprirent que la guerre civile était aux portes. On détacha toute la garde nationale, avec ordre de prendre celle des bourgs et villes sur la route; on fit marcher le peu de troupes de ligne qu'on avait, et on les envoya tous à Beaugency, avec six canons. Tout cela fut fait avec célérité, et tandis que les insurgés couchaient à Mer, les autres couchaient à Beaugency ils savaient de minute en minute ce qui se passait. Enfin, les insurgés se mirent en marche à la pointe du jour pour se rendre à Beaugency. Excepté quelques paysans de bonne foi, les autres étaient des gens de sac et de corde, vrais jaco- bins qui s'attendaient au pillage. Ils restèrent comme pétrifiés lorsqu'en avant de Beaugency, ils trouvèrent les six pièces de canon prêtes à faire feu, les canonniers à leur poste, et la troupe présentant un front de près d'un quart de lieue. On parlementa, on se harangua, et chacun regagna ses foyers sans bruit, harassé de cette équipée l . 1 V. V Histoire de Beaucjency, par Lottin et Pellieux, t. I, p, 255 et suiv. 144 MÉMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVEIÏNY. Rochejean n'avait pas perdu son temps; entouré de socié- taires, il s'était arrêté à Ménars, dont le propriétaire, Poisson de Malvoisin, l'héritier de madame de Pompadour, jeune, à peine dans le service, s'était éclipsé comme tant d'autres, après avoir tenu tant qu'il avait pu. M. de Marigny avait fait construire sur sa grande terrasse une coupole magnifique, de soixante pieds d'élévation, pour recevoir la statue de Louis XV que le Roi lui avait donnée. Elle était plus que de grandeur humaine, toute de marbre blanc du plus beau grain, et faite par Pigalle. C'était un morceau digne du sujet le Roi était debout, en habit de l'Ordre, aussi ressemblant que possible. Le régisseur, par une inadvertance impardonnable, avait négligé de faire faire un trou et d'enterrer la statue. Rochejean et sa troupe se ruèrent dessus et, en trois heures, la mirent en si petits morceaux qu'il n'y en avait pas un gros comme le poing. Ils revinrent triomphants à Blois, et eurent à la société une mention très-honorable pour cette expédi- tion, ainsi que pour d'autres gentillesses du même genre faites dans le parc. Nous étions inquiets de tous les événements qui se succé- daient avec une rapidité inconcevable. Nous avions appris le départ de Grégoire pour la nouvelle assemblée; on nous avait répété ses propos et ceux de Chabot, qui parlait publiquement du jugement du Roi et de sa mort, comme chose nécessaire. Affectant une religion à sa guise, Grégoire faisait son métier d'évêque, confessait même, allait le soir au club, et ne marchait qu'entouré de ses fidèles. Il avait joué le per- sécuté pour la bonne cause et l'humanité. Parce qu'un menuisier saoul l'avait menacé, on prétendait qu'il avait manqué d'être assassiné. Les gens peu éclairés, ceux qui par peur sont partisans du gouvernement tel qu'il est, fai- saient leur cour à l'évêque en allant aux offices; mais ils en revenaient toujours mécontents, parce qu'il tournait sa reli- gion au profit de la cause qu'il propageait, déblatérant contre le Roi, les riches, les aristocrates et les autorités anciennes. Enfin il partit; c'était un poids de moins qui pesait dans la QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 1787-1801. 145 province. Voici le singulier costume de voyage d'un évêque constitutionnel un chapeau rond et très-haut, une cocarde nationale, une énorme cravate, une redingote noisette, une veste rouge, une culotte noire et des bottines. Il monta leste- ment dans une diligence avec quelques autres clubs, et dis- parut de la ville. Nous nous rendîmes à Blois vers les fêtes de Noël pour nous y établir. Convaincus qu'on ne pouvait trouver le Roi coupable, nous étions encore dans une sécurité qui nous soutenait. Le procès était entamé, les esprits inquiets, les jacobins triomphants. Enfin arriva la fatale nouvelle de la mort du Roi ; tous les honnêtes gens dans la province s'étaient bercés, jusqu'à l'exécution, de l'illusion qu'il serait innocenté. A la suite de cette nouvelle, je fus tellement malade et tour- menté que j'eus beaucoup de peine à me remettre. Le pis de la situation des honnêtes gens on n'osait pas les nommer ainsi, c'est qu'on les examinait, et que le moindre mouve- ment aurait valu une dénonciation. J'entretenais toujours ma correspondance avec deux per- sonnes. Nous savions qu'on ouvrait les lettres. On y mettait si peu de mystère qu'on vous les remettait toutes déca- chetées on les recachetait au comité de la ville avec un cachet immense, intitulé en rond Comité de Blois. Mais nos précautions étaient prises; il n'y avait que les faits néces- saires, et les réflexions étaient si rares qu'elles ne pouvaient préjudicier en rien. Après cet événement sur lequel il me répugne de m'étendre, la République fut proclamée, et il y eut une espèce de tranquillité, tous les partis se mesurant pour entrer en lice. Les bonnes gens, les gens confiants crurent que la République proclamée était établie, et alors que tout le monde serait tranquille. M. de Salaberry fils était resté à Paris. Son père était forcé d'y aller pour l'affaire de la succession Rousseau, une assemblée de créanciers voulant nous frustrer de soixante-dix- huit mille livres qui nous étaient dues en commun. M. de »• 10 146 MÉMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVERNY. Rome, son ami, son parent, le pressait de partir; mais M. de Salaberry, tenu par les affaires de la Ville, dont il se tourmentait plus qu'il ne devait, et cédant à i'impulsion de ses amis, le laissa partir seul. M. de Rome avait la fureur d'e'crire, et, à peine à Paris, il entama la correspondance la plus active avec son cousin et avec sa femme. Celle-ci re'pon- dait à l'instant à chaque lettre. Quant à M. de Salaberry, il les oubliait souvent; au bout de huit jours, il en trouvait dans ses poches qui étaient encore cachetées, et il les fourrait dans un tiroir sans y plus songer. Enfin, persécuté par moi, qui jugeais sa présence indispensable à Paris, il prit son parti; il y alla pendant une quinzaine de jours et revint à Blois. L'hiver était fini; nous retournâmes à Gheverny, et M. et madame de Salaberry nous promirent de venir passer huit jours avec nous. Le Comité de salut public de Blois, composé de Fou- chard, de Péan, de Vourgères-Lambert et d'Arnaud, était arrangé selon le désir du Comité de salut public de Paris, qui avait influé par les Jacobins sur cette nomination. Fou- chard, jadis soldat, ensuite curé, était un homme à deux mains, capable de servir et de desservir pourvu qu'il y vît son intérêt, insolent, hardi, impudent, fort comme un tau- reau; il était regardé généralement comme un homme méchant et sans probité. Péan, procureur à Saint-Aignan, jeune et d'une assez jolie figure, était dans l'âme un scélérat sans foi. Son seul but était de faire fortune, et il espérait s'élever sur les ruines de ceux qu'il ferait assassiner '. Vour- pères-Lambert, jadis destiné à l'état ecclésiastique, d'une bonne famille de Vendôme, avait épousé la cousine ger- maine de mon curé prieur, d'une famille honnête, respectée et considérée à Vendôme. Lors de son mariage, nous lui avions donné une espèce de retour de noces, à cause de la famille de sa femme. C'était un homme de peu d'esprit, 1 Touchard-Lafosse, dans son Histoire de Blois, et J. B. Delorme, dans V Histoire de Saint-Aignan, ont cherché, sans grand succès, à réhabiliter la mémoire de ce terroriste. QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE l7>7-l80l. 147 entêté par conséquent, devenu Pâme damnée du parti qui l'influençait, et capable de tout, sans moyens et sans courage. Arnaud, jadis secrétaire de particuliers, avait épousé la fille d'une femme de chambre de madame la marquise de Lafayette, que l'on disait avoir été comédienne, mais ne pensant en rien comme son mari. Il avait d'abord tenu près de Ménilmontant une pension où il faisait peu fortune. Il s'imagina alors de venir à Blois, où il forma une classe de quarante jeunes personnes. Sa femme et deux demoiselles présidaient à tout; il avait des maîtres à des heures régu- lières, et lui-même dessinait, démontrait la géographie et charmait les écolières. Toutes les mères de Blois et des environs avaient été séduites. La pension, en trois ans, était montée à un degré de perfection, et la plus amère critique ne pouvait mordre contre les mœurs. C'est ici naturellement que je dois rapporter l'histoire d'André, qui a une grande connexité avec celle de cet Arnaud. Lorsque Dobel, grand musicien claveciniste, me quitta pour entrer chez mon ami le marquis de Rancogne, j écrivis à M. Sedaine, le priant de me chercher un musicien qui put le remplacer. lime dit qu'il connaissait un Liégeois, nommé André, excellent professeur, qui était chez Grétry seulement pour son pain. Je lui répondis que les temps étaient bien changés, que mes enfants étaient élevés, que je n'avais plus le moyen de faire jouer la comédie, ainsi que je n'en voulais pas. André trouva à se placer chez madame de la Tour de Clairvaux, à Savonnières, et il venait deux fois par semaine à Blois donner des leçons à mademoiselle de Gauvilliers. Il ne tarda pas à se fixer à Blois pendant l'hiver, et il eut assez d'écoliers pour avoir quelque argent devant lui. Arnaud ne tarda pas à voir combien un sujet pareil serait utile dans ses classes. Lui et sa femme employèrent tout pour le fixer; André remit à Arnaud environ cent louis d'épargne, alla loger chez lui, et ne tarda pas à prendre tous ses principes. Le voilà jacobin enragé, oubliant ses protec- teurs, et plus à craindre pour eux, parce qu'il avait eu 10. 1 48 MÉMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVERNY. jusque-là le ton de la société. Cependant Arnaud, le voyant totalement gagné au parti, se hâta de le salir tout à fait pour qu'il ne pût plus reculer, et le fit faire membre du Départe- ment, où il se signala par son ineptie, son insolence et ses propos révolutionnaires. Hézine était devenu procureur du district maître de mathématiques avant la Révolution au collège de Pont- Levoy, c'était un Normand transplanté, qui avait épousé la fille d'un garde-chasse. Il était féroce et poltron, quoi- que ayant des talents pour réussir. Ajoutez un Chevalier, perruquier, dont j'ai déjà fait le portrait. Tels étaient les administrateurs auxquels était confiée la sûreté d'une pro- vince, et qui en étaient les proconsuls. Ces conjurés ne travaillèrent qu'à chasser des places les honnêtes gens qui les remplissaient. Toutes les lettres furent décachetées ; on arrêta quelques gens marquants , entre autres madame Rangeard de Villiers, Mahi de Cormeré en son nom, et sœur du malheureux Favras, qui était mère de deux garçons et de deux filles. Elle avait la tête tournée du supplice de son frère. Un de ses fils, disait-on, était émi- gré, et l'on prétendait que la mère lui écrivait et lui faisait passer des secours. M. Cellier, dont l'innocence n'était plus douteuse, était sorti de la grande prison pour être mis dans le couvent des Carmélites, devenu la prison des suspects. Un M. O'Donnell l , Anglais naturalisé Français, ayant acheté une petite terre entre Cheverny et Romorantin , bon chrétien, puisqu'il avait sacrifié son bien pour la religion catholique, charitable, mais se vantant d'être l'ami de M. de Thémines, prononcé comme un Anglais sur tout ce qui se passait, avait, malgré sa résistance, été saisi et incarcéré. Le sieur Bâillon, fils du fameux horloger 2 , de receveur 1 Jacques-Bruno O'Donneîl, chevalier, seiyneur de Corbrandcs. Catalogue de 1789 Bailliage de Blois. 2 La charge de premier valet de chambre de la Rnine sans fonctionna été QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 1787-180 . I 49 des tailles à Amboise était devenu commissaire des guerres à Blois. Caressant les sans-culottes, mais se prononçant contre les injustices, il ne tarda pas à être arrêté, et à être traduit au criminel pour des dilapidations avec les fournis- seurs auxquelles il n'avait nulle part. Différents autres par- ticuliers, des curés, des prêtres, tous très-honnêtes gens, étaient emprisonnés continuellement, de sorte que la déso- lation et la terreur étaient non-seulement dans la ville, mais dans le département. M. de Salaberry, comme je l'ai dit, arrivait de Paris. Quoique la municipalité fût très-bien composée, aucun de ses membres n'avait encore subi l'arrestation. Le bruit se répand que le comité, en décachetant des lettres, trouvait assez de preuves pour faire des visites domiciliaires; il apprend cette nouvelle, et il est le premier à inviter ses amis à brûler toutes leurs lettres. La seule correspondance qu'il eût était de Rome, et il en faisait si peu de cas qu'il mettait souvent ses lettres dans ses poches sans les ouvrir. Son fils lui écrivait en anglais, et lui peignait avec énergie les nou- velles du jour et l'affreuse situation de Paris. Ces lettres, quoiqu'on les eût lues, lui étaient remises fidèlement, pour tâcher d'avoir les réponses et d'en tirer parti ; mais il oubliait de répondre et même de lire. C'était au mois de juin *, et M. et madame de Salaberry m'avaient assuré vaguement qu'ils viendraient passer quel- ques jours avec nous. Nous les voyons arriver un soir. M. de Salaberry prend la parole et me dit Nous ne sommes pas venus plus tôt, à cause d'une singulière aventure qui m'est arrivée. J'étais avecun collègue à la Ville, lorsque Fouchard n achetée par le nommé Bâillon, horlogeur. » Luynes, septembre 1743, t. V, p. 147. — M. de Richelieu et madame de Luynes furent parrain et mar- raine, an nom de Mgr le Dauphin et de la Reine, du Bis du nommé Raillon, premier valet de chambre de la Reine et horlogeur. » Ibiii., juillet 1753, t. XIII, p. 9. D'après VÉtat de la France de 1749, il s'appelait Jean-Baptiste Bâillon. Jal cite deux autres horlogers du même nom, peut-être les ancêtres de celui-ci. P. 186, verbo Belin de Fontenay . 1 1793. I 150 MÉMOIRES DU COMTE DUFORT DE et un autre sont arrivés et ont dit Nous venons demander un membre de la Ville pour nous accompagner, comme il est décrété, et faire un enlèvement de papiers chez un particulier suspect. Je me suis offert; ils ont accepté en hésitant, et, en chemin, ils m'ont avoué que c'était chez moi. J'ai dit que a j'en étais fort aise, et que je leur livrerais tout ce qu'ils désire- raient, étant bien sûr que mes correspondances ne tirent à aucune conséquence. Us sont donc venus chez moi ; je leur ai livré tout; ils ont fait la même chose chez ma femme. » M. de Salaberry, avec sa bonhomie ordinaire, était dans la plus parfaite sécurité. Je ne voulus pas la troubler; je fis simplement la réflexion que je ne croyais pas que ce fût le moment de quitter, et qu'il fallait être à la parade; mais nous passâmes la soirée sans aucune inquiétude. Cependant, à cinq heures du matin, M. de Salaberry était dans ma chambre. Il n'avait pu dormir et cherchait à se rassurer, parce que, n'ayant pas eu de nouvelles de Blois, c'était, disait-il, une affaire finie. Je me levai à six, et lui proposai de faire mettre des chevaux sur une petite calèche pour aller voir une ferme ; c'était un prétexte pour le distraire. Après avoir déjeuné, nous nous acheminons vers l'écurie pour presser le départ, et il était enfoncé dans le bout de cette écurie, qui est immense, lorsque je vis arriver son maître d'hôtel à cheval. Il a joué un rôle si honnête dans ce malheureux événement, que je vais en faire le portrait. Bonvalet avait été garçon chez le fameux Bucquet, et le servait dans ses cours. Il avait plu au président de Salaberry, qui les suivait exactement, et qui le prit pour son laquais après la mort de Bucquet. Cet homme montra tant d'intel- ligence, que M. de Salaberry renvoya un nommé Dosson- ville, qu'il avait pris dans la terre d'Auneau, et qu'il avait élevé par degrés à la place de maître d'hôtel. Ce Dossonville s'est depuis rendu fameux sous Robespierre , qui l'avait revêtu d'un pouvoir illimité'. Bonvalet se conduisit dans 1 II en sera question plus loin avec détails. QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE I781-180l. 151 cette place en homme honnête et intelligent, et remit l'ordre et l'économie dans une maison qui en avait grand besoin. Dès que Bonvalet me voit, il descend de cheval et me dit Je viens avertir M. de Salaberry qu'il va être arrêté ici; où est-il? — Il est là , lui dis-je; il faut le prévenir dou- te cernent. Je vais tâcher de l'amener, et vous ferez le reste. » J'entre, et je lui dis Président, voilà Bonvalet qui arrive. » Il le joint. Bonvalet lui dit Monsieur, vous êtes un homme, et vous prendrez sûrement la chose comme vous devez la prendre. Le comité , non content d'avoir mis les scellés chez vous , a décidé de vous faire arrêter. » Le président, sans s'émouvoir, répond Qu'il le fasse, s'il l'ose, je ne crains rien » ; et nous nous acheminons tous les trois vers le château. Nous ne hu avions pas élit qu'on voulait venir l'arrêter chez moi. Sa femme s'échauffa et le gronda sur sa négligence à garder les lettres; lui, soutenait qu'il n'avait rien. Enfin, nous le forçons à fouiller dans ses poches. A notre grand étonnement, il avait cinq ou six lettres de son fils, et plus du double de M. de Rome. Nous en parcourûmes quelques-unes, qui ne nous firent pas hésiter à les brûler toutes sur-le-champ. Il avait renvoyé ses chevaux, je lui conseille de permettre que je le fasse reconduire à Blois ; il valait mieux aller au-devant, que de se laisser traîner comme un criminel. A l'instant les chevaux furent mis, et ils par- tirent. Je me rendis le lendemain à Blois de grand matin; je le trouvai entouré d'amis , de M. et madame Baron , madame de la Gondinaye et madame Tirât. Tout le monde était dans la joie. M. de Salaberry, en arrivant, s'était présenté au comité et s'était expliqué avec fermeté. Il crut les avoir persuadés, et on lui dit de se retirer et d'être tranquille. Pendant ce repos, ces scélérats compulsaient les lettres. Ils avaient chargé Rochejean , qui lisait l'anglais en écolier, de traduire quelques phrases des lettres du fils. On en fit des extraits isolés pour servir de pièces probantes. Rome, dans ses lettres, parlait de Chambord, qu'il voulait faire 152 MEMOIRES DU COMTE DUFOilT DE CHEVERNY. acheter au prince de Conti ; il mettait en abrégé le p. de G., on conclut que c'était le prince de Condé; enfin, on tirait de tout les conséquences les plus diaboliques l . J'avais quitté M. et madame de Salaberry sur les onze heures, aussi tranquille qu'eux. J'allai faire quelques visites, et, rentrant dans la rue des Carmélites , j'aperçus à l'autre bout M. de Salaberry qui venait à moi , suivi à quelque dis- tance d'un brigadier de maréchaussée. Ils m'ont envoyé chercher, me dit-il, et m'ont enjoint de me rendre aux Carmélites. Ya voir ma femme, et fais pour le mieux. Voilà le garde, il faut le suivre. » La porte était ouverte, le geôlier l'attendait. Il m'embrasse, entre avec vitesse, et l'on ferme la porte. Je volai chez ma belle-sœur, et il me fallut essuyer la scène la plus lamentable. M. de Salaberry trouva bonne compagnie aux Carmé- lites; elle était augmentée de Dinocheau 2 , constituant, alors procureur de la viile, et poursuivi pour avoir pris le bon parti, et s'être opposé aux massacres et aux dilapidations que les coquins voulaient faire, et d'un M. Robbé de Lagrange, neveu du fameux Robbé, le poète 3 , mis en accusation après avoir été condamné par jugement à six mois de prison 4 ; il avait près de cinquante ans, et pas plus de tète qu'à quinze; c'était le meilleur enfant possible et le plus aimable, faisant des vers et des bons mots. Je revins le lendemain à Blois. Je me rendis chez M. Baron, où s'était retirée ma- belle-sœur; les soins de ces honnêtes gens avaient calmé sa tête. On me conseilla d'aller voir le comité; je connaissais Fouchard pour avoir été deux fois électeur avec lui; on s'imagine bien que nous n'étions pas 1 M. de Rome s'était servi des initiales L. F. B. G. désignant Louis-Fran- çois de Bourbon-Conti. Dans une autre lettre, il priait M. de Salaberry de tâcher d'empêcher la destruction du parc de Chambord, jusqu'à ce qu'on eût décidé si la terre devait être ou non mise en vente. Wallon, la Terreur, t. II, p. 7G, et t. III, p. 100 et suiv. 2 C'est lui qui avait déterminé Carra à casser le comité départemental, et il avait été pour ce fait suspendu de ses fonctions et incarcéré. 3 Robbé de Beauveset 1712-1792, poète satirique et licencieux. * On verra plus loin les motifs de son arrestation. QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 1787-lSOl. 153- en société ; mais comme il m'avait vu jouir de quelque con- sidération, et que d'ailleurs j'avais affecté une nullité et une prudence qui ne me mettaient sur le chemin de personne, il fut décidé que j'irais lui parler. Hélas! que n'aurais-je pas l'ait pour tirer mon ami du précipice où il était jeté ! J'allai donc dans la cour du château trouver Fouchard. Je cherchai d'abord à l'amadouer, en lui rappelant ce que nous avions été ensemble; je finis par lui dire qu'il se dou- tait bien de la raison qui m'amenait; je fis l'éloge du cœur et de l'âme de M. de Salaberry , un précis de sa conduite, de ses vertus sociales, de son attachement pour les personnes qu'il connaissait, et de son âme reconnaissante. Il eut Fair de la franchise , me dit qu'il n'était pas le maître, mais qu'il ferait de son mieux. Je lui demandai la permission pour entrer aux Carmélites; il m'en donna une, et me dit que chaque fois que je le désirerais, je n'avais qu'à en envoyer demander au comité. Avant de me servir de la permission , je pris le parti d'en- voyer une lettre au député Julien ! , alors à Saumur. Cette lettre était d'un homme de la ville qui se croyait sûr de son amitié. Mon fils, Courson, s'offrit de porter la lettre lui-même en courrier, et le député promit une réponse que l'on n'a jamais eue. Les communes de Saint-Bohaire, de Fossé, de Marolle, envoyèrent des députés; c'étaient toutes paroisses à M. de Salaberrv, et il y était aimé comme urt père généreux. On ne voulait pas s'adresser au comité blaisois; Bon valet se mit donc à leur tête, et les mena à Paris pour porter leurs récla- mations à la Convention. Mais plus on montrait d'intérêt aux gens, plus on aggravait leurs maux. La députation fit les démarches les plus chaudes, les discours les plus pathé- tiques, sous la conduite de Bonvalet, qui y mettait autant de cœur que d'adresse. Tout fut inutile. La députation et mon fils de retour, nous tînmes conseil , et il fut convenu de 1 Julien de Toulouse, qui avait à cette époque une mission à Orléans et en Vendée. 154 MÉMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVERNY. prendre patience et d'attendre tout du temps , de la justice et des événements. C'était un parti plus difficile à faire prendre à la femme qu'au mari, que son caractère servait bien dans ces malheureuses circonstances. Il fut résolu que j'irais le voir. J'entrai le concierge, excellent homme , frère de mon ancien épicier, s'empressa de me conduire dans une grande pièce où un trictrac était dressé, ainsi que d'autres parties de jeu. C'était le salon où tous les prisonniers se rassemblaient. M. de Salaberry me parut aussi tranquille que s'il avait été dans son château; il me dit que son arrestation n'était nullement pénible, puis- qu'il se trouvait avec de très-aimables personnes. Il voulut me mener dans le corridor où était sa cellule; M. O'Donnel demeurait dans une autre; une autre, enfin, leur servait de salle à manger. Il me fit aussi voir le jardin. Dès que je pus être seul avec lui, je l'exhortai à une prudence que je ne lui voyais pas, car il parlait des injustices en homme offensé. Je lui conseillai de calmer sa vivacité , et je le quittai en lui promettant de venir un jour, tandis que mon fils viendrait l'autre, ce à quoi nous ne manquâmes pas. Il était servi de chez lui, ainsi que tous les autres, et ils se réunissaient sou- vent. Le jardin n'était pas encore dégradé, il était tel que du temps des religieuses; c'était l'été, et l'habitation était d'autant plus supportable qu'ils avaient la liberté de tout le local. Cependant l'intérêt général qu'on prenait à lui força le comité à dire qu'avant de statuer, il fallait l'interroger; ses amis pressèrent l'interrogatoire , ne doutant pas qu'il n'en sortît blanc comme neige. Il en fut instruit, et on lui envoya un plan de réponses, qui probablement auraient désarmé les accusateurs et les juges. Malheureusement M. de Salaberry consulta des gens arrêtés comme lui ; mais un homme en arrestation n'est plus de sang-froid toutes les injustices lui paraissent dix fois plus monstrueuses encore. On lui dit que lui, officier municipal, homme probe, ne pouvait recon- naître la juridiction dont s'étaient saisis des hommes mépri- QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 1787-1801. 155 ses, et on lui donna le conseil de décliner le tribunal. Enfin, le comité se transporta pour l'interroger; nous espérions tous. Quel fut notre étonnement, lorsque nous sûmes qu'il les avait traités comme ils le méritaient, avait fait sa protes- tation sur la nullité de cette arrestation , et avait refusé de répondre à aucune question ! Le comité fut enchanté, et, témoignant traîtreusement le plus vif regret de ne pouvoir lui rendre sa liberté, écrivit au comité de salut public ce qui s'était passé. M. de Salaberry s'applaudissait, et ne voulut jamais comprendre que sa con- duite était des plus impolitiques; il soutenait toujours que dans les lettres de M. de Rome et de son fils, il n'y avait rien qui pût inculper personne; il était si ferme et, j'ose dire, si entêté, qu'il nous donna la sécurité la plus dangereuse. Alors que tout s'achetait, rien n'était plus aisé que de payer, fût-ce au poids de l'or, jusqu'à la dernière lettre, et de les jeter au feu; mais le destin en avait ordonné autrement. Je continuai à venir régulièrement, de deux jours l'un, de Cheverny pour le voir; j'en étais quitte pour envoyer deman- der des permis, mais sans jamais y aller moi-même ; car rien ne me répugnait tant que de me présenter aux autorités, et, tant que la Terreur a existé, je puis me vanter de n'avoir parlé à aucun, ne les connaissant même pas de vue. J'allais ensuite dîner avec madame de Salaberry chez madame Baron ; mais rien n'avançait. Il s'impatientait par moments comme un enfant, puis il revenait à son caractère aimable. Son fils était à Paris, et travaillait de son mieux; aimable, plein d'esprit, il avait formé des liaisons, même avec Barère, l'homme d'alors, le grand vizir de Robespierre. Ce fut à peu près dans ce temps-là que M. Pajot , fils de celui dont j'ai parlé, vint avec sa femme à Blois. Il faut rap- porter entièrement son histoire. M. Pajot de Marcheval avait été intendant de Grenoble ; séparé de sa femme au bout de vingt ans de mariage, ses affaires en avaient beaucoup souffert. Le Roi vint à son secours il fut fait conseiller d'Etat avec douze mille livres d'appointements. Il vivotait 156 MÉMOIRES DU COMTE Dl'FORT DE CHEVERNY. chez son fils ', qu'il avait eu le bonheur de marier avec ma- demoiselle de Guillaudeu, de Saint-Domingue, sœur de ma- dame de Gaze, mariée à un maître de requêtes, et de madame Gromot, dont le mari 2 avait eu, à la mort de son père, la place d'intendant de Monsieur, frère du Roi; la quatrième sœur était mariée à un M. de Née! 3 . M. Pajot, le père, était aimable et adoré de ses enfants. La seconde année de la Révolution , son fils et sa belle-fille étant revenus de leur voyage d'Italie, il passait toutes ses journées à un club du Palais-Royal, qu'on appelait le club des Amis, composé de ce qu'il y avait de plus honnête dans les deux sexes, et auquel était jointe une loge de francs- maçons où les dames étaient admises. Toute la jeunesse des plus qualifiées s'y réunissait, et l'on y donnait des fêtes une fois tous les quinze jours, après avoir tenu loge. Le reste de la semaine, plusieurs pièces, remplies de tous les journaux du jour, étaient fréquentées par ceux qui voulaient, ou causer, ou s'amuser au trictrac, et à d'autres jeux qui n'étaient pas ce qu'on appelle jeux de hasard. Le club fermait entre dix et onze heures, et M. Pajot y restait des derniers. Ses amis l'accompagnent un soir jusqu'à un fiacre, dans lequel il monte en leur disant bonsoir et don- nant son adresse rue Saint-Dominique. Onze heures, minuit, une heure se passent; sa fille et son fils prennent de l'inquié- tude, jamais il ne passait onze heures. Le lendemain, il ne paraît pas ; on va à la police; on compulse les registres de 1 Christophe-François Pajot de Marcheval, avocat général au parlement de Grenoble en 1772, maître des requêtes en 1775, conseiller à la Cour de cas- sation en 1815. 11 avait épousé Marie-Jeanne-Françoise de Guillaudeu du Plessis. 2 II semble qu'il ne puisse s'agir que de Marie-François-Joseph-Maxime Cromot de Foujry, né en 1756, maître des requêtes, surintendant des bâti- ments de Monsieur, après son père, Cromot du Boury; mais d'après des actes cités par M. de Chastellux, il aurait épousé une demoiselle de Barrai. 3 Arnaud-Jérôme- Aimé, comte de Néel, mestre de camp en second du ré- giment de Vermandois, gentilhomme de la maison du duc d'Anjjoulême, marié en 1787 à Ilélène-Aujjustine de Guillaudeu du Plessis. Le contrat lut siyné par le Roi le 15 avril. QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 17»7-180J. lui dénonciations et de plaintes, vingt-trois personnes montées dans des fiacres avaient disparu; le fait est que depuis ce temps on n'a plus entendu parler de M. Pajot. 4 L'embarras pour la famille était de constater sa mort, et c'est ce qu'on ne pouvait faire. Le terrorisme arrive; on a la cruauté de le porter comme émigré; on saisit tout, on dévaste la terre de Marcheval, qui était à six lieues de moi, en pleine Sologne, et l'on suit une procédure. Les enfants avaient bien voyagé en Italie, mais ils étaient rentrés dans les temps prescrits; cependant, ils ne pouvaient prouver la non-émigration de leur père. On leur objectait méchamment qu'on devait le supposer émigré, puisqu'ds ne pouvaient repré- senter son extrait mortuaire. Pourtant la chose était si notoire, et l'injustice si criante, qu'on leur fit entrevoir l'espérance de la radiation, et ils vinrent à Blois pour faire constater le délit qu'on avait fait dans leurs possessions de Marcheval. Us s'adressèrent à M. Gauvilliers, directeur des do- maines, et se logèrent à côté de lui pour mieux suivre leurs affaires. Je le sus à mon arrivée à Blois, et je leur proposai de venir s'établir à Cheverny. ils acceptèrent, et le surlen- demain je les ramenai tous les deux. Ils passèrent trois semaines avec nous, et nous ne tardâmes pas à être enchantés d'avoir fait une si charmante acquisition. Le mari, doux, honnête, montrait la plus grande tendresse et complaisance pour sa femme. La femme, sans être une beauté, était pleine de grâces; elle en avait autant dans l'esprit qu'elle avait de talents. Très-forte dans le dessin et la peinture, amie de Natoire, elle avait profité du temps qu'elle avait passé en Italie et surtout à Rome, pour se fortifier. Ménageot \ le fameux directeur de l'Académie de peinture à Rome, s'était enthou- siasmé pour elle, et lui avait donné des conseils. Madame Lebrun, qui avait passé alors 2 , lui avait rendu le même ser- 1 François-Guillaume Ménageot 1744-1816, membre de l'Institut en 1809. 2 Madame Vigée-Lebrun passa environ huit mois à Rome à la fin de 1789 et au commencement de 1790. Voir ses Souvenirs. 158 MÉMOIRES DU COMTE DCJFORT DE CHEVERNY. vice. À peine fut-elle établie à Cheverny, qu'elle reprit ses pinceaux. David, que j'avais connu par M. Sedaine, dans un temps où l'on ne voyait que ses talents sans se douter des vices atroces qu'il a montrés depuis, m'avait offert de venir à Cheverny faire un grand tableau, en accompagnant M. Se- daine, qui jadis y venait tous les deux ans passer deux mois. J'avais, en conséquence, acheté une toile immense, marouflée et prête à peindre. Elle se mit à faire sur cette toile un pay- sage charmant, et en huit jours elle termina ce petit chef- d'œuvre; elle en fit un second avec la même facilité. M. et madame Pajot étaient fort aimés de leurs anciens vassaux, et ils avaient reçu à Cheverny une députation qui les invitait à revenir à Marcheval. Au fond de la Sologne, les habitants n'étaient pas encore à ce qu'on appelait la hau- teur de la Révolution. Cela les détermina à redoubler de soins vis-à-vis du département. Je leur donnai donc une voiture pour aller passer deux jours à Blois et suivre leurs affaires. Le prieur, qui avait à toucher son traitement, me demande une place , et les voilà embarqués tous les trois pour Blois. Le prieur fut ramené le soir; il nous raconta qu'en arrivant, il avait été voir son cousin Vourgères, admi- nistrateur, qu'il détestait à cause de ses principes, mais qu'il ménageait. Vourgères lui avait demandé en conversa- tion comment il passait le temps; il lui avait répondu qu'il était toujours chez moi, et que nous avions deux aimables parents, M- et madame Pajot. A l'instant, Vourgères s'écrie Ah! c'est donc là qu'ils sont! nous les cherchons partout pour les faire arrêter. Il y a au comité révolutionnaire deux lettres de Rome qu'on a décachetées et qui méritent bien l'incarcération. » Alors le curé se fâche Comment! vous vous servirez d'une confidence que je vous fais comme parent pour les faire arrêter? Si vous le faites, je ne vous le pardonnerai de ma vie. » Il insista, pressa, et enfin Vour- gères lui promit de ne pas en instruire avant vingt-quatre heures. Le prieur le quitte, court pour aller avertir le ménage, et ne peut les joindre qu'à cinq heures chez M. Gauvilliers. QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE l 787-1801. 159 On tient conseil, il est arrêté qu'ils enverront chercher des chevaux de poste et s'enfuiront à neuf heures du soir. A cette heure ils étaient en voiture sur le chemin de Paris. Leur projet était d'aller s'établir à Neuilly, où était la meilleure compagnie de Paris, et tous leurs parents ! . Heureusement qu'ils se ravisèrent et s'arrêtèrent à Etampes, où ils vécurent ignorés jusqu'à ce moment. Je crois qu'ils y sont encore, quoique j'aie appris qu'ils sont rentrés en possession delà terre de Marcheval par la loi et le 9 thermidor. 1 Depuis que l'on avait interdit aux nobles le séjour de Paris, beaucoup de familles s'étaient réfugiées à Neuilly, où elles vécurent d'abord assez paisible- ment; mais elles ne purent longtemps échapper à la persécution. Mémoires sur les prisons, 1823, t. II, p. 248 et suiv., etc. CHAPITRE XXII Situation du Blaisois; Grégoire n'y paraît plus. — M. de Salaberry en liberté provisoire. — M. de Toulongeon à Harfleur. — M. Dufort est rayé du club de Blois. — Enlèvement des armes; Dulièpvre. — Velu à Cheverny. — Les réquisitions. — Mots à la mode Solide mâtin, etc. — Garnier de Saintes. — M. de la Porte. — Quelques prisonniers — On coupe le pont de Blois. — Exécution du marquis de Rome. — Le convoi des prisonniers de Saumur; sauvagerie révolutionnaire. — Les prisonniers de Blois à Pont- Levov. Jetons maintenant un coup d'œil sur la situation du Blai- sois. Grégoire, tout entier à la politique, ne paraissait plus dans son diocèse. Ame damnée de Pétion, il était dans le plan des républiques fédératives; il l'avouait et le prêchait tout haut. Il fut déjoué les républiques fédératives furent tuées avec Pétion. Grégoire eut peur. Les colons qu'il avait ruinés lui avaient juré une haine éternelle; il la méritait c'était le démagogue en chef des colonies. Alors il fit le mort. Affectant de tenir à la religion, au sacerdoce dont il était revêtu l , il ne voulut pas renoncer à son évêché, et, se ser- vant des quelques connaissances qu'il avait dans les arts et dans les sciences, il se livra tout entier à ce genre de travail dans l'Assemblée, espérant tôt ou tard jouer un rôle. De sorte que l'anarchie régnant dans l'Eglise comme dans le département, les grands vicaires mal payés se plaignirent de lui et agirent à leur fantaisie. M. de Salaberry était détenu depuis quatre mois, lorsque son fils arriva avec un sieur Bonvalet, ancien procureur au 1 II y a lieu, ce me semble, de protester contre la sévérité excessive de l'au- teur. S'il est un côté du caractère de Grégoire qui mérite le respect, c'est pré- cisément le courage avec lequel il maintint toujours sa qualité de prêtre. QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 1787-1801 . I 6i Parlement, qui voulait acquérir la terre de Pezay. Cet homme, lié avec les députés,» invoqua la nécessité de traiter, et le fils usa des recommandations dont il éiait muni pour obtenir que son père fût consigné en arrestation chez lui, avec deux gardes à ses irais. , Il obtint du département d'aller avec ses deux gardes à Pezay, puis à Fossé, où il faisait porter tous ses meubles, et, la vente terminée, M. de Salaberry fils retourna à Paris, espérant obtenir la liberté entière de son père. En chemin, il fut arrêté dans sa voiture et volé, ce qui fait voir qu'on n'était pas plus tranquille sur les routes que dans les vdles. Les arrestations se succédaient avec une rapidité affreuse. Je reçus une lettre de M. de Toulongeon; il me mandait que l'insurrection était très-forte à Montargis, la ville la plus proche de Dian, qu'on l'avait dépouillé de ses armes, et qu'on disait de si horribles choses qu'il ne pouvait plus tenir. Il me demandait de le recevoir, lui, sa femme et ses cinq enfants. Quoique je sentisse le danger d'une pareille réunion, je lui écrivis à l'instant que nous le recevrions, même avec un précepteur. Il m'avait demandé de lui faire une réponse à Orléans, aux Trois Empereurs. Mais l'effroi les poursui- vant de plus en plus, il n'attendit pas ma lettre et continua sa course jusqu'au Havre. A peine y sont-ils arrivés, avec leurs passe-ports bien léga- lisés, qu'on soupçonne l'instituteur d'être un prêtre, ce qui était vrai. Le comité révolutionnaire se transporte à l'auberge et fait ouvrir les malles; on y trouve un projet de charité si> r né l'abbé Bérault. Il n'était pas difficile de voir que c'était le même nom qui était sur le passe-port. Aussitôt on l'incarcère, à la désolation de la famille qui était compromise et qui en faisait grand cas. Alors M. de Toulongeon m'écrit qu'on soupçonne Bérault d'être émigré ou prêtre réfrac- taire; il me demande d'adresser à la municipalité du Havre un certificat bien légalisé, pour prouver que Bérault est depuis six ans instituteur de mes petits-enfants, et que je l'ai reçu comme tel chez moi à Gheverny. h. il flf>2 MÉMOIIIES DU COMTE DUFORT DE CIIEVERNY. Gomme alors j'avais un peu de consistance vis-à-vis la municipalité de Blois, qu'il était notoire qu'ils avaient passé près d'un an avec moi à Gheverny, et que l'abbé Bérault y avait été connu comme précepteur, je n'eus pas de peine à •obtenir les pièces que je demandais, et dans les termes les plus favorables. Je les fis partira l'instant, et je reçus six jours après la nouvelle que Bérault était sorti de prison au bout de trois semaines d'incarcération. Ils trouvèrent alors le séjour du Havre trop agité et trop dispendieux, et se déterminèrent à se fixer dans une petite rmaison, à Harfleur, où ils s'établirent et restèrent trois ans. 'Ils ne sont revenus à Dian qu'il y a trois mois. On avait mis les scellés chez eux huit jours après leur départ; le système était que dès qu'on voyait sortir un homme de chez lui pour éviter la persécution, on le réputait émigré. Mon gendre eut toutes les peines possibles à prouver et à faire constater le contraire. Le club de Cour avait été interrompu; les enragés voulu- rent le rétablir. On y procéda, tandis que celui de Blois s'épurait, c'est-à-dire chassait tout ce qui était honnête. J'appris que je serais épuré; on avait des griefs je ne m'y présentais plus, et l'on ne me voyait nulle part. Je reçus, en effet, un billet d'un style si singulier que je veux le consi- gner. La suscription était A Dufort père; la lettre, d'une seule feuille, cachetée du sceau de la société, était ainsi conçue Je suis chargé de t'annoncer que le Club de la Société t'a rayé de la liste de ses associés. Je me suis chargé de te l'écrire avec la plus grande satisfaction, puisque tu as été renvoyé d'une voix unanime. Signé Rochejean, Velu et Arnaud, secrétaire. » Gomme cette lettre était banale, je la mis dans ma poche sans même en accuser réception, c'est tout ce que la chose valait. Mais je n'en étais pas plus tranquille pour cela. On m'avait supprimé mes dîmes et mes droits verbaux, QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 1787-1801. 163 au moment où, selon les décrets, je devais, liquidation faite, toucher à la trésorerie nationale cent trente mille livres '. Le décret du brûlement des titres 2 fut exécuté à la rigueur, et l'on n'eut pas huit jours pour s'y préparer. La municipa- lité de Gheverny, le comité de surveillance se transpor- tèrent chez moi ; ils y mirent, du reste, une forme aussi hon- nête qu'ils en étaient capables. Dans leur première visite, ils firent un ballot de tout ce qui était parchemins et les empor- tèrent dans des sacs. Nous prîmes alors le parti de nous assembler dans le salon, et de couper ceux qui me restaient de manière à pouvoir en faire de la colle; pour la munici- palité, après avoir fait sa tournée chez tous les possesseurs de fiefs, elle choisit un jour de décade et de fête patriotique pour en faire un auto-da-fé. Vint ensuite l'ordre de l'enlèvement des armes 3 , de sorte qu'un homme qui avait cessé volontairement de commander la garde nationale, auquel tout le monde rendait la justice d'y avoir été de quelque utilité, un homme nommé deux fois électeur fut déclaré comme suspect. Son crime était d'appartenir à un ordre proscrit et d'avoir une grande pos- session. Ce fut Dulièpvre qui se chargea de me désarmer. Ce Dulièpvre espérait jouer un rôle. Il avait été maire et s'en était acquitté au mécontentement général; bavard, écrivail- leur sans fin, despote, il faisait des procès-verbaux très- curieux par les termes bas bretons qu'il y employait. Il s'était fait l'ami, l'âme damnée d'Hézine, de Velu et de Chevalier. Sachant que l'on avait reçu l'ordre d'enlever les armes aux ci-devant nobles, il se rendit à la municipalité, pérora, et finit par se faire désigner pour cette commission. J'appris que, prêchant la loi agraire et le maximum, l'abbé Dulièpvre, sous prétexte de voir son frère, venait au club de 1 Les dîmes inféodées appartenant à des laïques avaient été supprimées, mais moyennant une indemnité qui devait être payée par le Trésor public. 2 Du 17 juillet 1793. 3 Décret du 26 mars 1793 Les ci-devant nobles, les ci-devant seigneurs... seront désarmés, ainsi que leurs agents et domestiques. » 11. 164 MEMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVERNY. Cour, se promenait sur le chemin et disait aux paysans en regardant le château Mes amis, tant que vous verrez subsister ce château et les aristocrates qui sont dedans, vous ne serez jamais heureux. » Il était venu, amené par le bon prieur, me faire une visite elle se passa en discours les plus affreux contre le Roi, qui vivait encore, et contre les autorités. Notre silence lui fit abréger son éloquent pané- gyrique de l'esprit jacobinique; nous le soupçonnâmes d'être un espion des clubs. Le club de Cour se réorganisait par la peur. Les honnêtes gens désiraient que j'en fusse, pour imposer un peu aux agi- tateurs tels que les deux Dulièpvre, et donner une espèce de forme. Je me hâtai d'écrire au président que je croyais plus prudent, pour eux et pour moi, de ne pas me compter au nombre des associés, puisque le club de Blois m'avait expulsé de son sein. Livrés à eux-mêmes, ils nommèrent Dulièpvre et d'autres pareils, et ceux-ci les firent influencer par Velu et Chevalier, qui venaient en députation du club de Blois pour les mettre à ce qu'ils appelaient la hauteur. Velu s'était fait un renom en se dévouant au parti; gros, assez blanc, âgé de trente-cinq ans, il était devenu la terreur de tout le pays, depuis qu'il avait proposé au club et aux tvrannicides d'aller égorger la municipalité de Blois 1 . Il eut la commission de venir inspecter mon chartrier, pourvoir si j'avais tout donné, et si la municipalité avait fait son devoir a . Il arrive à l'improviste, rencontre à Cour Bimbenet, mon régisseur, et l'emmène pour venir faire l'inspection. Cette scène a un caractère si singulier que je vais la consigner ici dans le plus grand détail. Velu ne tenait pas à une bouteille de vin; il aurait vidé un tonneau sans qu'il y parût. Etant donc entré chez le maire, qui était aubergiste, il s'y rafraîchit assez pour que Bimbenet, quoique gardé à vue, pût me faire prévenir. J'avais deux clefs du chartrier j'en avais donné une à la Le 1 er juin 1793. ' À Le brûlement devait avoir lieu le l rr août 1793. QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 1787-1801. 165 municipalité, qui l'avait demandée, et j'avais laissé l'autre au régisseur, en lui donnant l'ordre de détruire sous sa respon- sabilité tout ce qui était suspect, et de conserver cependant tous les titres de propriété, ce qui était fort constitutionnel alors. Bimbenet trouva donc le secret de me faire passer sa clef, et à l'instant nous faisons disparaître quelques registres et quelques cartons qu'on aurait pu visiter. Quand on fut sûr que l'opération était faite, car il y avait quelques parti- culiers qui me servaient, on achemina Velu vers le château en lui faisant quitter la bouteille. Velu avait pour manie d'être à la hauteur; en consé- quence, il tutovait et voulait qu'on le tutoyât; il mettait une main sur sa poitrine, vous prenait de l'autre et vous disait Bonjour, frère! » Il arrive donc à neuf heures du matin, s'avance, me prend la main et me dit Bonjour, frère, comment te portes-tu? — A merveille, citoyen, et vous? — Tu ne me tutoies pas? reprit-il, tu n'es pas dans le sens de la Révolution. — Nous parlerons de cela; voulez-vous venir dans le salon? — Oui, frère, je te suis. » Nous entrons, il voit ma femme, qui, j'ose le dire, par sa tenue a un air imposant. Il l'embrasse hardiment en recommençant son geste sur la poitrine, lui prenant la main et lui disant Bonjour, sœur! — Allons, dis-je, nous allons déjeuner ensemble, et, si vous voulez, vous dînerez avec moi ; je vous reconnais, vous étiez mon président aux Jacobins. — J'y consens, me dit-il, mais à une condition , c'est que tu me tutoieras. — Je le ferai si je puis, mais ce n'est pas mon usage. » Enfin il fut convenu que je parlerais comme je pourrais; seulement, il écarquillait les yeux comme une carpe chaque fois que je prenais mon langage ordinaire. C'était une vraie comédie. Nous nous mîmes à causer; il m'exposa sa mission et me dit toute sa capacité. Après lui avoir garni la tête et le cœur d'une bouteille de vin , nous nous en débarrassâmes en l'envoyant avec mon fils et Bimbenet faire l'inspection du^chartrier ; je Ty laissai environ une heure. Leplaisant, c'est qu'il ne savait lire que dans le moulé, et, ne 166 MEMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVEHNY. s'apercevant pas en feuilletant de ce qui était resté de répré- hensible, il en laissait l'examen au procureur de la commune et à Bimbenet, qui lisaient les titres en supprimant les féoda- lités, et il disait C'est bon, passe, passe » ; de sorte que, montant une heure après, je le trouvai ennuyé, excédé de cette besogne, et qu'il me dit C'est fini, tout est bien; mais fais-moi donc voir ton château qui est si beau. — Volontiers, suivez-moi. » Il avait entendu parler d'une très-jolie salle de fantoccini que j'avais, presque sous les toits, et pour lesquels, comme je l'ai dit, j'avais fait beaucoup de pièces. C'est ce qui le sur- prenait et l'intéressait le plus. Arrivé dans la salle des fan- toccini, il vit mes armes sur le devant de l'avant-scène un chat qui boit du vinaigre ne fait pas une plus laide grimace. Je lui dis, ce qui était en effet, que c'était un oubli, et je les fis effacer sur-le-champ. Il voulut monter sur le théâtre, vit des interlocuteurs nommés roi, prince, etc., etc. Il faut que tu effaces cela, me dit-il, il faut jouer des pièces républicaines; tu dois en faire et en jouer. — Vous voyez, a lui répondis-je, l'état où il est; c'est gardé comme une curiosité. » Nous descendîmes en bas par un escalier dérobé. Au milieu, il rencontre la femme de chambre de ma femme, fort jolie. Il s'arrête, et regardant mon second fils Il faut, en bon républicain, que tu couches avec elle et que tu l'épouses. » Je le regarde et lui dis Monsieur Velu, écoutez-moi bien, nous avons ici des mœurs, et pareil propos ne s'y est jamais tenu. Ainsi, respectez la jeunesse et ma maison. » Il parut déconcerté et me répliqua On voit bien que tu es vieux, car dans ton jeune âge tu en auras fait de belles. — Je ne sais, lui répondis-je, si je vous ai jamais autorisé par ma conduite à me tenir un pareil propos. Brisons là-dessus. » Il me suivit, et nous arrivâmes dans l'appartement de ma femme; il me demanda qu'on lui ouvrît le secrétaire. La petite leçon ne lui avait pas mal réussi; jusque-là, excepté QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 1787-1800. 167" sa manie de tutoyer, il avait eu l'air du respect, mais il redoubla. Ma femme lui ouvrit son secrétaire, il n'y avait rien, sauf un seul parchemin destiné à envelopper quelque chose. Il le prit, et je vis avec surprise que c'était un feuillet de titres féodaux; il le vit comme moi, mais je le lui fis rede- mande!" par ma femme, et il le rendit assez adroitement, comme par distraction. Il se transporta dans mon cabinet et ma chambre à cou- cher je lui ouvris mon bureau où je n'avais laissé que du papier blanc. Il vit un tableau couvert, il me demanda ce que c'était. C'est, lui dis-je, quelqu'un à qui j'étais attaché. » Il me dit Quand ce serait Louis XV, il est caché, ainsi qu'il y reste. » Et, se mettant à son aise, il me dit Tu as de l'encre et des plumes sur ton bureau, apporte- les ici. — Quoi, lui dis-je, pour faire mon inventaire? — Non, non, reprit-il, mais ils me demandent un procès- verbal, et tu m'aideras; il sera mieux pour toi, puisque tu le feras à ta fantaisie. » Ce n'était pas de sa part si mala- droit pour cacher son impéritie; je fis donc mettre Bimbenet à la même table, et ils se mirent à écrire tous deux le procès- verbal, que nous arrangeâmes comme nous le voulûmes. Il parlait, contait ses prouesses c'était une vraie tragi- comédie. Quand le procès-verbal fut fait, il nous pria tous de signer; nous n'hésitâmes pas, parce que je voyais que rien ne pouvait nous compromettre. Alors, l'heure du dîner arrivant, nous passâmes dans la salle à manger. C'étaient, comme toujours, mes gens qui nous servaient; je ne m'étais point plié au système d'une table générale, qui ne leur aurait pas convenu plus qu'à moi. Tous mes domestiques, excepté deux jeunes, avaient plus- de soixante ans. Ils n'avaient pas changé avec la Révolu- tion le plus nouveau avait douze ans de service, et ils se plaisaient autant chez moi que je me plaisais à les avoir. J'avais été obligé, au commencement, de leur proposer une diminution, et même Quéru, mon cuisinier, qui avait six cents livres de pension, m'offrit de me servir pour rien, ce 168 MEMOIRES DU- COMTE DUFORT DE CHEVERNY. que nous n'acceptâmes pas naturellement, mais qui nous tira des larmes des yeux. La curiosité les amena à venir nous voir dîner. En arri- vant, Velu me dit Frère, est-ce que tous ceux-là ne man- te gent pas avec toi?» Il ne voyait que quatre couverts, les deux membres de la municipalité ayant voulu manger à l'office. Je lui répondis Frère, cela ne leur conviendrait pas plus qu'à nous; consulte-les. » Il mangea peu, but comme un ogre, fut causant, nous conta toute sa vie, ses amours; il s'échauffa et frisa la polissonnerie à faire trembler ma femme, sans cependant s'en permettre aucune. A propos de la Révolution et sur le danger que nous courions, il dit naï- vement Est-ce que je n'en cours pas autant, moi? J'ai dans l'opinion que dans trois mois j'aurai le cou coupé, mais il faut prendre son parti. — Vous avez raison, lui dis- je, buvons tous un verre de vin à votre santé et pour vous préserver de malheur. » Il aurait tenu table jusqu'à la nuit. De temps en temps, il lâchait des saillies de sans-culot- tisme; il prit la main du domestique qui lui donnait des assiettes Je t'en prie, frère, lui dit-il, mets-toi à ma place, ,k et que je te serve à mon tour. » . Nous commencions à être si las, et de sa conversation, et du temps que nous étions à tenir table, que ma femme se leva et rentra dans le salon; nous le régalâmes alors de liqueurs fortes, et au bout d'une demi-heure il prit congé de nous. Lorsqu'il fut parti, nous augurâmes qu'il nous avait pris en amitié, car il dit qu'il viendrait nous voir; il s'exaltait sur la réception pareille que lui avaient faite M. et madame de Rancogne, qu'il louait beaucoup de ce qu'ils mangeaient avec tous leurs gens. Nous ne pûmes cependant lui savoir aucun mauvais gré de la manière dont il se conduisit, car, malgré le tutoiement, il fut amical et respectueux, autant que pouvait l'être un enragé jacobin. Nous apprîmes qu'en sortant de chez nous, il n'avait quitté le cabaret qu'à neuf heures du soir, rond comme une bedaine et n'en voulant plus, quoiqu'il n'y parût pas plus QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 1787-1801. 163 que s'il sortait de son lit c'était le tonneau des Danaïdes. Ainsi finit cette scène qui n'eut aucune suite fâcheuse. On me rendit la clef duchartrier, et, moyennant le procès-verbal, je fus à l'abri de nouvelles recherches. Velu alla faire la même visite chez mon fils aîné au Breuil; elle fut courte, car il ne trouva rien, et il s'y comporta tout aussi décemment. A cette époque, les réquisitions devinrent continuelles. D'abord ce furent les foins; on visita les granges, je fus taxé à mener un millier à Blois, et il fallut faire mille démarches pour être remboursé, soit de la voiture, soit du foin. Le tout était taxé à la fantaisie et à la volonté des four- nisseurs, qui seuls étaient juge et partie, et se servaient du nom de la Nation pour faire leur fortune. On fit la même chose pour la paille et l'avoine; tous les huit jours il fallait en transporter à Blois. Le blé manquait; les voitures furent requises pour aller en chercher jusqu'à Vendômej mon fils et moi, qui avions les meilleurs chevaux, en eûmes la plus grande charge. Il allait obéir de la manière la plus passive et sans souffler mot; les moindres réquisitions étaient sous peine d'incarcération bien heureux lorsque ce n'était pas sous peine de mort. La Vendée se prononçant fortement on la disait dans le Mans, un député passa et donna l'ordre de faire faire une réquisition de chevaux. A l'instant, ordre aux municipalités d'envoyer au canton tous les chevaux de leur territoire; on enjoint d'y ajouter les harnais, les selles et les bottes. J'avais des selles pour trois postillons; j'en envoie une de poste, une de velours et mes six chevaux. Ils étaient hors d'âge'; un seul leur fait envie, il était sourd et ombrageux on le garde avec les deux selles, on estime mon cheval 750 francs en assi- gnats; on l'envoie à Tours où l'on s'aperçoit de ses défauts, et on me le renvoie. A l'égard de la selle de postillon, qui m'avait coûté 150 francs toute neuve, on la garde pour 60 francs, qu'on me paye six mois après. Quant à la selle de velours, la municipalité s'en empare pour son usage; on me la rend après; on peut juger de l'état où elle était. 170 MÉMOIRES DU COMTE DUFOUT DE CHEVERNY. Quinze jours après, ou reçoit l'ordre de saisir tous Jes chanvres, toutes les pièces de toile chez les tisserands, et d'envoyer son linge le bon, comme les draps, pour faire des chemises aux défenseurs de la patrie, et le fin élimé pour faire de la charpie. Il fallut obéir; chacun cacha ce qu'il put; mais, sous ce prétexte, on faisait des visites domiciliaires. Les réquisitions pleuvaient comme la grêle on demandait tout. Ce qui fit le plus de peine et porta le plus grand préju- dice, c'est que, le blé mangé, il vint un ordre de faire une réquisition sur les cochons; c'était couper la nourriture à tous les gens de la campagne. Ce fut une Saint-Barthélémy de cochons; chacun tua le sien et le mit dans son saloir, parce qu'on ne voulait les animaux qu'en vie, pour les faire con- duire soit à Paris, soit aux armées. Vint ensuite la réquisi- tion des cendres, dont des entrepreneurs, soit de savon, soit d'autres choses, disaient avoir besoin à Blois il fallait déposer le tout à la municipalité. C'était une pitié, et les autorités, les municipalités, les clubs trouvaient toutes ces déprédations et ces pillages le meilleur des gouvernements possibles. Il y avait des mots à la mode, parce que la populace don- nait le ton; ainsi, ils s'appelaient entre eux Solide mâtin. Un clubiste, en parlant d'un noble dont on faisait l'éloge, s'avisa de dire que ce n était pas le Pérou, Le mot devint un adage général on ne disait pas un mot de bien d'un indi- vidu ou d'une chose quelconque, qu'on ne vous répondît Ce n'est pas le Pérou! » Je m'avisai un jour de m'arrêter et de demander ce que c'était que le Pérou. Le plus éloquent de la troupe prit la parole et me dit Tu badines? comme si nous ne savions pas que c'était le cabriolet du tyran! » Enfin, pour abréger la nomenclature des réquisitions qui durèrent plus d'un an , on opéra vivement et avec une inquisition révoltante, pire qu'à Tunis et Alger, sur les sou- liers, les bas, les culottes, les chemises, les boucles d'argent et autres, les vestes, les habits, les chapeaux, et Ton finit QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 1787-1801. 171 par prendre l'argenterie, comme on Je verra à son temps. Les ci-devant nobles étaient principalement en butte aux patriotes exclusifs, et il n'y avait pas de municipalité où il n'y en eût trois ou quatre bien prononcés. J'étais obligé d'aller souvent à Blois voir mon beau-frère, et, ne pouvant plus monter à cheval depuis dix ans à cause de mes rhuma- tismes, je faisais mettre deux chevaux sur une petite voiture à quatre roues, menée par un laboureur qui était bon postil- lon. Je ne manquais pas, lorsque j'allais à la ville, de mener ou ramener ceux que je trouvais en chemin, sans m'embar- rasser de leur façon de penser. J'appris, malgré tout cela, que les surveillants de Cour, bourg par lequel je passais, se disaient que j'allais bien souvent à Blois, que sûrement je me mêlais de trop de choses; j'en fus quitte pour éloigner mes voyages. Deux sans-culottes par excellence de Blois passèrent à Gheverny; l'un était un porteur de chaise, dont ma femme se servait à Blois. Dans la décoration des dehors du château, j'avais fait entourer le grand chemin de grandes bornes, pour empêcher que l'on ne foulât les gazons, et j'avais établi des chaînes de fer, d'une borne à l'autre, dans le goût antique. Ces sans-culottes passent par ma cour, car tout était libre, et s'écrient Voilà encore des marques de despotisme et de féodalité! Il ne se passera pas huit jours qu'il n'y ait une motion à la Société de Blois pour venir les abattre. » J'en fus averti, et avant leur retour, — car ils avaient été poser les scellés sur des maisons de prêtres persécutés, — je fis enterrer les bornes si profondément qu'elles me sont restées et que je n'en ai pas entendu parler depuis. Je fis enterrer de même une cloche, monument antique, enlevée d'un couvent par les Hurault, et servant à appeler aux repas. J'avais dans la chapelle du château une vierge en marbre blanc de quatre pieds de haut. Je la fis enfouir secrètement dans le parc, pour ne pas leur laisser le plaisir de la mettre en mille pièces. Dulièpvre critiquait les dehors du château. Au-dessus de 172 MEMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVERNY. deux pavillons, qui ressemblent en petit à ceux du vieux Louvre, sont deux lanternes en plomb. J'entends dire qu'il faut les abattre et faire hommage du plomb à la nation pour cette fois, je m'y refuse, et ne veux pas entendre parler de détruire un monument du meilleur goût. Chaque trumeau du château avait, entre les deux fenêtres, des bustes de marbre que je savais être des empereurs romains; je leur assurai que c'étaient des philosophes sans-culottes grecs, et les con- servai. Dulièpvre garda cela dans son cœur de boue pour s'en servir utilement en temps et lieu, mais, comme toute la province s'intéressait à ce beau château, je pris mon parti de me refuser à toute insinuation, d'autant que je ne faisais que conserver ce que j'avais trouvé. J'avais effacé scrupuleuse- ment toutes les armes des Hurault, car je n'avais jamais voulu y substituer les miennes, et Ton ne pouvait me chercher querelle personnellement. Anciennement toutes les plaques des cheminées avaient des armes, et les Hurault les avaient prodiguées partout. L'ordre vient de les détruire, huit jours après de les retour- ner; j'obéis à l'instant, et elles sont encore retournées pour longtemps. Garnier de Saintes, député, jadis avocat à Saintes, parta- geait avec Tallien le département de l'armée de l'Ouest, c'est-à-dire la Vendée. Petit et d'une tournure recherchée jusque dans ses habits, il vint s'établir à Blois. Ces procon- suls, entourés d'aides de camp, de secrétaires et de clubs, prenaient les meilleures maisons, arrivaient sans linge et sans aucune provision, soit en victuailles, soit en effets. L'évê- ché, par décret, était revenu à la Nation, et le prétendu évêque, avec les douze mille livres qu'on lui donnait, était obligé de se loger où il pouvait. Garnier arriva donc, s'éta- blit à l'évêché, mit en réquisition le vin des particuliers en arrestation ou en fuite, et poussa la réquisition jusqu'à se faire fournir des peignoirs. C'était un vrai sans-culotte pour tout, excepté pour ce qui lui était personnel. Voyageant dans une berline magnifique, il voltigeait à Tours, au Mans QUATRIÈME ET DEKNIÈRE ÉPOQUE 1787-1801. 173 et ailleurs, et revenait fidèlement à Blois. C'est alors qu'il déployait ses talents au club et à la loge des francs-maçons. M. de Salaberry avait acheté une maison de la Nation, à côté du château il voulait en faire une loge de francs- maçons, et l'avait décorée en conséquence. Cette loge n'était qu'un amusement, et l'on se préparait à en faire un endroit pour donner des fêtes, lorsque commencèrent les malheurs de M. de Salaberry. Garnier reprit la loge; c'était le moyen d'avoir de grands repas, de connaître l'esprit de la ville et de l'influencer; mais M. de Salaberry dans sa maison ! le gênait. Il avait dans les mains le travail fait d'après les lettres reçues; il alla au club, tint ensuite une séance au temple de la Raison 2 , décoré de son chapeau à plumes, de son écharpe et de son grand sabre. Là, il prononça l'arres- tation de plusieurs particuliers, et décida, de sa propre et souveraine autorité, que M. de Salaberry serait enfermé aux Ursulines. Celui-ci, qui s'ennuyait mortellement chez lui, ne regarda pas cette détention comme une chose bien malheu- reuse ; c'était un emploi agréable de son temps. Lorsqu'il avait été incarcéré aux Carmélites, cette prison était remplie de tous les honnêtes gens de la ville. C'est ici le moment de revenir à l'histoire de M. de la Porte, qui était notre proche parent par les femmes 3 . Il était 1 On a vu que M. de Salaberry, d'abord arrêté, n'était plus qu'en surveil- lance, et jouissait d'une liberté relative. 9 11 n'est question nulle part, dans les Histoires de Blois, de cette séance, qui serait antérieure à celle tenue par Guimberteau le 30 octobre 1793, et dont il sera parlé plus loin. Elles mentionnent seulement une autre séance d'épuration tenue par Garnier de Saintes en lévrier 1794. M. Dufort parle aussi de cette dernière séance. Je crois qu il y a quelque confusion dans ses sou- venirs. 3 Pierre de la Porte, fermier général, marié à une demoiselle de Soubeyran, en avait eu, en 1710, Pierre-Jean-François, seigneur de Meslay, intendant à Moulins, puis à Grenoble, conseiller d'Etat, maiié en secondes noces, en 1739, à Anne-Elisabeth Le Fèvre de Caumartin. Charles-François de la Porte de Meslay, leur fils, dont il est question ici, naquit en 1745. Il était, en 1789, intendant, non pas à Valenciennes, mais à .Nancy depuis 1778. Sa sœur, Jeanne-Elisabeth de la Porte, avait épousé en 1759 Louis Drurnmond, comte de Me! fort, le favori de la duchesse d'Orléans, dont il a été déjà question. Quant à lui, il s'était marié en 1768 à mademoiselle Meulan des Fontaines, 174 MÉMOIRES DU COMTE DUFOIIT DE CHEVERNY. arrière-petit-fils d'un fermier général. Son père, conseiller d'État, avait épousé mademoiselle Le Fèvre de Caumartin, d'une famille apparentée à ce qu'il y avait de plus grand. Sa sœur avait épousé M. le comte de Melfort. Pour lui, jeune, d'une belle figure, il avait été maître des requêtes, et, lors de la Révolution, il était intendant de Valenciennes. Il avait un fils de quinze ans et une fille plus âgée, pleine d'esprit, de talents et de caractère, comme elle l'a bien prouvé depuis. Pour parfaire l'éducation de son fils, il lui donna un gou- verneur, et l'envoya en Italie, un peu avant la Piévolution. Il fut dénoncé au club de Vendôme, comme ayant un fils émi- gré ; il avait une terre à deux lieues, la terre de Meslay, et les chouans menaçaient d'une incursion ; ce fut assez pour déterminer son arrestation. On le conduit à Vendôme, de là à Blois aux Carmélites, et le voilà en prison avec M. de Sala- berry ; ils se connaissaient auparavant, le malheur les réunit. Le fils du malheureux Foulon, intendant aux îles, avait, après la mort de son père, sauvé de sa fortune assez pour acheter de la veuve de M. Péan la terre d'Onzain, où il s'était fixé; il se faisait appeler d'Escotier. Il fut incarcéré aux Carmélites dans le temps des premières arrestations l . M. Le Ray de Chaumont, fameux par son amitié pour le célèbre Franklin, à qui il avait donné retraite à Passy dans le temps qu'il était envoyé des États-Unis de l'Amérique, était depuis six ans retiré a Chaumont. Il y faisait des expé- riences utiles, ayant établi une verrerie, et trouvé une terre excellente pour les creusets de chimie 2 . Cet ancien château, bâti par le cardinal d'Amboise, avait plusieurs tours d'une épaisseur singulière. Franklin et d'autres lui conseillèrent d'en destiner une pour conserver du blé, dont l'abondance qui, d'après Y Espion dévalisé p. 219, était la petite-fille de Gayot, conseiller d'État, ancien préteur royal de Strasbourg et ancien intendant des armées, homme fort influent. 1 II tut mené à Paris, mais échappa à l'échafaud grâce au 9 thermidor. 2 C'est aux fabriques de verres et de poteries de M. Le Ray qu'était attaché Jean-Baptiste Nini, dont les merveilleux médaillons en terre cuite sont main- tenant si recherchés. QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 1187-1801. 175 permettait alors cette expérience. En conséquence, M. de Gliaumont en fît emplir une de blé, et fît murer les portes avec toutes les précautions capables d'amener l'expérience à bien. Le fait était oublié, mais une âme damnée se souvient d'y avoir travaillé. Il fait sa dénonciation aux Jacobins, est porté en triomphe au comité où il la signe, et voilà l'ordre donné d'incarcérer M. de Gliaumont, qu'on amène aux Ursulines. Mais ce qu'on n'avait pas su, c'est que cinq ans après son expérience, la curiosité avait porté M. de Chau- mont à ouvrir la tour. Le blé s'était trouvé non-seulement pourri, mais portant un air méphitique, et comme il plongeait sur la Loire, une belle nuit, il avait fait jeter tout à l'eau. Il ne lui fut donc pas difficile de se disculper de cette dénon- ciation, et, dans tout autre temps, il serait sorti sur-le-champ. Il n'obtint cependant la liberté de retourner chez lui que six semaines après. M. de Pérignat l , ancien officier estimé, retiré à Vendôme, ayant la considération de tout le pays, ancien commandant de la garde nationale, influençant par son opinion tous les honnêtes gens, ne tarda pas a être incarcéré, et le fut à plu- sieurs reprises. On emprisonna aussi M. Boucherat, ancien commissionnaire, ancien maire de la ville 2 , riche vieillard de quatre-vingt-deux ans, vieillard considéré. Enfin, en une belle nuit, il en vint tant que toute la ville, pour ainsi dire, était en prison cela ne pouvait être regardé comme une mesure sérieuse. Chacun se rassura, et l'on passa son temps plus gaiement qu'on ne l'avait espéré. M. Delarue, de l'Ordre de Sainte-Geneviève, prieur curé de Gour-Gheverny depuis dix ans, ayant servi jadis, et dont la famille était protégée par M. de Maurepas, tâcha de se rendre utile dans la Révolution. Il fut maire et tint les regis- tres de la municipalité qu'il mit dans le plus grand ordre. 1 De Périfjnat, brigadier des armées du Roi, seigneur des Minières, etc. Catalogue de 1789 bailliage du Vendômois. 2 Pierre Boucherat, d'abord échevin, puis maire de Blois de 1783 à 1787. 176 MÉMOIRES DU COMTE DUFORT DE CIIEVERNY. Après avoir fait son serment, il était resté attaché à sa cure, lorsque le système de Robespierre s'établissant de plus en plus, un décret vint pour enlever les cloches. On en con- serva à grand 'peine une dans chaque paroisse. Elles fuient descendues et enlevées dans les quinze jours, portées à Blois, mises en pièces, et conduites à la Monnaie pour faire les pièces de deux sols républicaines qui circulent. Alors, les églises furent destinées à faire des temples de la Raison, et dès lors les sans-culottes cherchèrent querelle au curé. Il était très-aisé de le faire donner dans le piège. Aimant la littérature et le travail, il avait la foi du charbonnier, allant droit son chemin, prêchant Tordre et la raison. A jour nommé, comme je l'ai dit, on annonce que la Vendée est au Mans et marche sur Vendôme. Blois, dès l'instant, est regardée comme en état de siège. Le Vasseur de la Sarthe, député, passe par Blois et donne l'ordre d'abattre le pont l . L'ingénieur, M. Gabaille, homme d'es- prit et de mérite, reçoit l'ordre, avec la responsabilité sur sa tête, de couper le pont en abattant une arche. Il hésite Guimberteau arrive confirmer l'ordre, et vole à Tours pour des préparatifs de défense. Pourtant, on retarde de vingt- quatre heures, sur la représentation de la municipalité. L'or- dre était aussi d'abattre les arbres de la promenade sur le quai, pour empêcher les ennemis de rétablir le pont. Le courrier revient avec ordre de procéder sans délai, et l'ingé- nieur fait travailler. Pendant ce temps l'alarme était générale. Ordre aux pardes nationaux de se lever pour marcher sur Blois et de se fournir de vivres pour quatre jours; et la Sologne éprou- vait la disette la plus affreuse ! Cet ordre arrive à Cour à onze heures; la garde s'assemble, la municipalité aussi ; on va partir, lorsque quelques citoyens dévots c'était pendant les fêtes de Noël demandent une messe. On requiert le curé Delarue ; il veut envoyer demander l'autorisation à la 1 Le 10 décembre 1793. L'Histoire de Blois t. f, p. 2il et 4J2 donne des détails un peu différents. QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 1781-1801. 177 municipalité qui se cache; enfin, on l'oblige à dire la messe. Il fait un petit discours patriotique, et voilà la garde qui part. Gheverny était plus tranquille. Vu mon âge, j'étais claquemuré, et mon fils aîné, dans sa maison du Breuil, éloignée du bourg, n'en fut même pas instruit. Les zélés de la Sologne inondent bientôt la ville, et sur- tout le faubourg de Vienne. Les nouvelles devenaient plus rassurantes; on s'effraye de l'affluence du monde, de la famine qui en sera la suite; on les congédie. Les alarmes se dissipaient, mais la sévérité redoublait. On arrêta M. de Vareilles ', sourd et âgé de quatre-vingts ans, descendant d'un médecin de Catherine de Médicis anobli par elle. Les dénonciations pleuvaient sur le curé de Cour parce qu'il avait célébré la messe; on l'envoie chercher par deux cavaliers de gendarmerie, et on le conduit en arrestation. Il a beau dire qu'il y a été contraint c'est un aristocrate qui suit un autre culte que celui du temple de la Raison. Préservés jusque-là de la grêle révolutionnaire qui tom- bait autour de nous, nous nous étions renfermés chez nous. Mon fidèle Jumeau, quoique âgé de soixante-huit ans, allait à pied à Blois et nous rapportait des nouvelles, qui nous ras- suraient ou nous effrayaient, selon les circonstances. Le prieur et sa cousine venaient; nous lisions les papiers, nous gémissions, et nous faisions une partie; ils nous quittaient à onze heures. Us venaient l'un et l'autre comme en bonne fortune, car, vu l'esprit du jour, nous étions des brebis galeuses, des ci-devant nobles, des aristocrates. Nous nous bornions à notre enceinte sans, pendant plus de six mois, avoir voulu sortir même une fois dans le village, et nous ne pouvions savoir des nouvelles de ce qui se passait pour les arrestations que par tiers, n'écrivant et ne recevant aucune lettre. Tout prenait une teinte de cruauté affreuse. Les prêtres non assermentés étaient poursuivis à outrance ; leurs biens 1 Jérôme Drouin de Vareilles, écuyer, seigneur de Bouxeuil. Catalogue de 1789 bailliage de Blois. ". 12 178 MEMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVERNY. saisis pour la Nation. Les scellés, les ventes, tout s'en- suivait. On ignorait ce qui se passait à Paris. On avait appris que le marquis de Rome était soupçonné, d'après sa correspon- dance, d'avoir voulu vendre Blois aux Vendéens; personne n'en croyait rien. C'était une calomnie inventée par les meneurs du club pour perdre les deux cousins, en com- mentant et rapprochant des fragments de lettres insigni- fiantes. Bonvalet, le maître d'hôtel et le seul défenseur officieux de son maître, car on était conspué dès qu'on osait parler pour lui, l'avait défendu à la séance de Guimberteau l . Celui-ci s'était rendu à la cathédrale, changée en temple de la Raison, entouré de tous les démagogues; ne connaissant personne, il avait ses notes toutes préparées. Il fait paraître à son tribunal toute la municipalité et autres. A. l'un, il dit Tu es un mauvais citoyen, je te condamne à tant d'amende et à l'incarcération. » A l'autre Tu es un aristocrate. » On demande des défenseurs, mais le peuple les exécrait, et l'on se tait. Dinocheau, procureur de la commune, n'avait pas paru à la séance; on prononça sa destitution, son incarcération, et Guimberteau donna ordre de fermer les portes, tandis qu'il envoyait deux gendarmes pour l'arrêter. Bonvalet défend son maître , mais inutilement. A l'instant, il part pour Paris, afin de rechercher chez M. de Salaberry et chez M. de Rome les lettres insignifiantes qui étaient des armes si dangereuses, d'après ce qu'il entendait murmurer de cette correspondance. Il brûle tout, et il a grand'peine à déterminer M. de Rome à en faire autant. Le lendemain, le Comité envoie chercher Rome; il se défend, on l'écoute, et Ton finit par lui donner un garde et sa liberté. Il ne s'en effraye pas, et continue à mener la vie la plus paisible , à aller aux Variétés, et à se coucher à neuf heures. C'était l'homme le moins capable de conspirer. i Le 30 octobre 1793. QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 1787-1801. 179 Libre de s'enfuir cent fois, il n'y pensa même pas. D'ail- leurs, il comptait sur Fouquier-Tinville, qui lui avait des obligations personnelles. Après trois semaines de garde, le Comité le fait conduire à la Conciergerie; son interrogatoire et sa condamnation furent l'affaire de deux beures. Il se défendit , dit-on, avec sagesse et sang-froid. Fouquier-Tinville prononça son juge- ment avec une joie inexprimable. Rome dit alors Vous me condamnez injustement; c'est un parti pris, comme le mien est pris de mourir. Vous retardez l'exécution à demain; je vois la charrette prête rendez-moi le service de m'épargner vingt- quatre heures de souffrances mo- rt raies. » Il périt l sans même qu'on sût à Blois qu'il fût en jugement. Nous apprîmes qu'on lui avait fait espérer qu'avec une somme d'argent son défenseur officieux le sauverait; c'était un leurre. Des amis avaient envoyé dans ce but quatre mille livres à deux servantes de Blois qu'il avait emmenées, mais on dit qu'elles aimèrent mieux les garder. Le surlendemain, nous étions à dîner tous les trois, ma femme, mon fils et moi. J'avais toujours insisté pour qu'on ne lût les nouvelles qu'après le dîner; mais la curiosité empoigne mon fils, et, au nécrologe de la guillotine, j'en- tends le nom de Rome. Nous sortons de table le cœur navré. Je me rappelle qu'un mois avant le fatal voyage qu'il avait fait à Paris avec M. de Salaberry , ils m'invitèrent à venir manger une matelote à la Galère, avec un nommé Ganin, que M. de Salaberry s'était attaché comme musicien. J'ai- mais peu ces parties de cabaret, mais je ne pus me refuser à leurs instances. Je savais que Chabot dînait à cette auberge avec des clubistes. En entrant, je vis un superbe domestique vêtu en courrier; il avait l'air de quelque valet de pied de prince. Une dili- gence des plus élégantes était sous une remise. Dans sa chambre, on voyait tout ouvert un nécessaire magnifique. 1 Le 14 novembre 1793. 12. 180 MÉMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVERNY. Nous nous enfermâmes dans une autre, et nous entendîmes leurs orgies. Chabot chanta; il nous parut qu'il avait une jolie voix; on faisait chorus. Ces chansons auraient offensé les oreilles les moins chastes. Après dîner, à travers les fenêtres et les rideaux fermés, nous les regardâmes sortir sur la levée. Chabot parut; pour moi , qui ne l'avais jamais vu qu'en soutane grasse, je ne l'aurais pas reconnu petit, mais bien fait, il avait les bottines les plus élégantes, une culotte de soie, une veste d'étoffe rouge brodée en bordure, un frac brun, une cravate blanche et bordée, une demi- coiffure négligée, quoique poudrée, et un bonnet rouge brodé, en forme de bonnet de police, sur l'oreille. Il cabrio- lait sur le quai, appelait ses convives par leurs noms, les prenait par-dessous le bras et leur disait des choses fort plaisantes, car ils riaient par écho. Cette horde s'achemina gaiement vers la société. Lorsque je me rappelle que, simple particulier, isolé chez moi à la campagne, je n'ai pas eu, dans ces cinq ans de révo- lution, un seul jour où je n'aie été tourmenté, soit par le récit vrai des plus tristes événements, soit par des inquiétudes fondées ; qu'il en a été de même par toute la France; que ce département même a été un des moins éprouvés, si l'on veut le comparer aux autres, je certifie qu'un homme qui vit dans un temps de révolution vit plus de cent ans en cinq. Les peines d'esprit amènent une agitation continuelle, qui finit par donner une stupeur, un ennui de la vie qui ne peu- vent s'exprimer. On en est tiré par un événement affreux, et l'on passe son temps dans une suite de tourments. Je reprends la tâche que je me suis imposée pour achever de peindre ce triste événement, et c'est le plus difficile. La prison des Ursulines était encombrée des plus honnêtes bourgeois et marchands, et de religieuses. On y mena aussi la marquise de la Brisolière, sœur des comtes de Fiers, dont l'un, nommé général, avait été guillotiné, tandis que l'autre avait eu les deux jambes emportées par un boulet de canon. Elle s'était d'abord enfuie à Bruxelles, puis était rentrée QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 17*7-1801. 181 assez à temps pour dilapider le mobilier que le bailli de la Tour lui avait confié. Elle voulait divorcer avec son mari, qu'on disait incarcéré à Rouen. Elle laissait une fille de dix- sept ans presque à l'abandon. Telle était cette femme fort douce, mais inconséquente. Toute communication nous était interdite avec mon beau- frère; on cherchait les moyens de m'incarcérer, et je n'y donnais pas de prise. Quand, aux Ursulines, on vit dans les journaux que Rome avait péri, on convint de dérober la nouvelle à M. de Salaberry, afin de ne pas l'inquiéter; mais sa femme, qui avait obtenu la permission de l'aller voir, prit sur elle, sans en parler à personne, de l'en instruire. Elle crut sans doute que le coup serait moins fort; mais cela réussit mal. M. de Salaberry tomba dans une tristesse sinistre. Heureusement deux choses faisaient essentielle- ment la base de son caractère, le courage et le goût de la distraction. Toute la société prisonnière s'empressa autour de lui; on l'accoutuma à penser que M. de Rome s'était perdu par sa seule imprudence, par des propos indiscrets il le crut ou fit semblant de le croire; d'ailleurs, sa grande vivacité ne lui permettait pas de se livrer longtemps à une pensée pénible, et il redevint bientôt aussi gai et aussi aimable qu'il l'était auparavant. Ce fut quelques jours après qu'un coquin , nommé Lepe- tit, vint remplir la ville d'effroi. Lors de l'approche de l'armée vendéenne vers Raugé , ce Lepetit , ainsi qu'un nommé Simon , avait été chargé par le représentant Levas- seur de la Sarthe d'évacuer sur Orléans les prisonniers de Saumur, au nombre d'environ huit cents. De Saumur à Orléans, on compta six cents victimes qui succombèrent à la fatigue et à la barbarie noyades, fusillades, massacres ! . Le 8 décembre 2 , le convoi arrivait à Blois. Lepetit pré- 1 L'auteur reproduit plus loin, in extenso, l'acte d'accusation dressé contre les auteurs de ces atrocités. On y trouvera les détails révoltants de tout ce qui s'est passé depuis Saumur jusqu'à Orléans. V. au chap. xxvf. 2 1793. 182 MÉMOIRES DIT COMTE DUFORT DE CHEVERNY. sente ses ordres à la municipalité, et demande une auberge. Un officier municipal le conduit au Château-Gaillard , der- nière auberge sur le quai, au chemin de Paris. Les femmes sont mises dans des chambres, les hommes et les prêtres dans l'écurie. Le piquet de cinquante hommes offert par la municipalité est refusé , et pour cause. Lepetit se rend au département, et Ton entend Hézine , le procureur-syndic, dire sur les marches de l'hôtel de ville Demain matin, on leur donnera une bonne correction, et nous ferons voir u aux Blaisois comme on les arrange. » Hézine et Gidouin passent quelques heures le soir avec Lepetit et Simon dans l'auberge du Château-Gaillard ; le lendemain Hézine y retourne et dit qu'il faut fusiller treize prisonniers pour donner l'exemple au peuple, qu'on com- mencerait par des paysans et qu'on finirait par des prêtres. Bientôt Lepetit fait sortir quatre paysans, les fait conduire auprès de l'eau et les place lui-même; ils sont fusillés et jetés tout habillés dans la rivière. Gidouin va regarder les morts, et dit Ce sont de f. .... gueux; est-ce que tu ne nous feras fusiller que ces quatre paysans? » Cinq prêtres sont amenés et exécutés. On se partage les dépouilles, et Gidouin fait part de sa joie à tous ceux qu'il rencontre. Les âmes étaient glacées de frayeur, et un morne silence régnait dans toute la ville. Nous sûmes l'événement une heure après, tant l'effroi se propageait vite. A Blois, les incarcérés se crurent dévoués à la mort. Le comité disait avoir reçu l'ordre de faire filer les prisonniers. On fit un triage le soir même. Les uns devaient être transportés aux prisons d'Orléans, les autres à l'abbaye-collége de Pont- Levoy, et les derniers rendus à la liberté. M. de Baillehache, M. de la Bossière et d'autres furent renvoyés chez eux. M. de Salaberry, M. de Pérignat, M. Dinocheau et d'autres furent destinés pour Orléans. On les accouplait et triait comme des bœufs. M. de Salaberry obtint, comme grâce, d'aller dans sa voiture menée à ses frais ils y montèrent trois. Lepetit s'offrit pour conduire le convoi; celte proposition fit frémir, QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 1787-1801. 183 et les honnêtes gardes nationaux de Blois se chargèrent de l'escorte. Ils partirent, suivant les traces de Lepetit, insultés sur les chemins par une soldatesque atroce. A Beaugency , on entoura les prisonniers; on les força à descendre au milieu du sang qu'on venait de répandre. M. de Salaberry dit à M. de Pérignat Allons, c'est fini; un instant est bientôt passé; prenons notre parti. » Ils en furent quittes, et arri- vèrent à Orléans pour recevoir toutes sortes d'outrages. Ceux destinés pour Pont-Levoy furent conduits en char- rette. Le pont étant rompu , il fallait passer l'eau dans un bac. M. Boucherat, vieillard de quatre-vingt-deux ans, est assis au bout d'une charrette avec un M. Cellier-Renard; il glisse et ne peut remonter assez vite, on le menace avec la baïonnette. On les fait passer sur la levée du faubourg de Vienne; les fusillés et noyés y étaient, nus et attachés à des pieux; on les leur fit voir pour leur insinuer qu'autant leur en était réservé. Ils arrivèrent a Pont-Levoy à onze heures du soir; à peine le directeur était-il prévenu. On les déposa dans un vaste salon, auprès d'un grand feu; c'est ce qu'on pouvait offrir de mieux à des gens peu accoutumés à voyager aux injures de l'air, au mois de décembre, en charrette, et par une pluie continuelle. Chacun alla ensuite se coucher dans une petite chambre. C'est ici l'occasion de faire l'éloge du vieux Ghap- potin, ancien Bénédictin, et chargé du collège ' ; je n'ai cessé d'entendre tous les incarcérés rendre justice à son humanité et à ses soins pour les malheureux. Il y avait déjà huit jours que nous étions aux écoutes et que Jumeau allait à Blois pour savoir des nouvelles de M. de Salaberry, lorsque nous apprîmes que sa femme venait d'aller à Orléans pour tâcher d'être utile à son malheureux mari. i V. Guide historique à Blois et ses environs par La Saussaye, Blois, 1855, p. 240, et Touchard-Lafosse, Histoire de Bloit, p. 291. On y trouvera beau- coup de détails sur Ghappotin et sur l'humanité qu'il montra aux pri- sonniers. 184 MÉMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVERNY. Nous nous flattions, comme il était aimé et estimé à Orléans, qu'il y trouverait de l'adoucissement, quoique l'exemple des atrocités qui s'étaient passées nous fît trembler. Un nommé Hildebrand , né en Lorraine, bon musicien, et engagé comme tel dans un régiment en Espagne, avait été pris par les Algériens et avait passé cinq ans en escla- vage. Dégagé par le consul de Suède, parce qu'il avait servi à montrer la musique à ses enfants, il avait vu dans les affiches une place de musicien vacante à Blois; il s'était présenté, et l'avait obtenue du chapitre et de l'évêque. A la Révolution, il s'était fait maître de musique, et M. de Sala- berry se l'était attaché pour avoir une basse de plus à ses concerts. Cet homme, assez rustre, s'échauffait par moments ; heureux quand il prenait le bon chemin! A six heures du soir, on m'annonce deux gendarmes, et je vois entrer Hildebrand. Il me dit qu'on a conçu les plus vives inquiétudes sur les prisonniers de Blois menés à Orléans; qu'Orléans veut les renvoyer à Bourges, où l'on sait qu'on les tue sans miséricorde ; que la municipalité l'a revêtu de pleins pouvoirs pour aller les rattraper sur la route et les mener à Pont-Levoy; que leurs chevaux sont harassés, et qu'ils me prient de leur donner deux des miens. A l'instant, cela fut fait; ils n'eurent que le temps de souper, et parti- rent. Que n'aurais-je pas donné? Ils nous promirent d'aller coucher à Romoranlin, et je leur donnai un guide pour se rendre à Vierzon. Mes chevaux, mon guide reviennent, et nulle nouvelle. Enfin, nous apprenons que Hildebrand est à Blois, revenu de sa mission, et Bonvalet arrive de Pont-Levoy. Il m'ap- prend que M. de Salaberry et les autres sont arrivés à bon port à Pont-Levoy; que Hildebrand avec son gendarme était allé jusqu'à Orléans; que, muni de ses pouvoirs, il avait déterminé le départ pour Pont-Levoy avec force rebuffades; qu'en route, il s'était disputé avec la garde nationale d'Or- léans pour savoir qui commandait l'escorte , que des menaces, des querelles s'en étaient suivies ; que M. de Salaberry, tou- QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 1781-1801. 185 jours dans sa voiture comme il était venu , était arrivé à minuit à Pont-Levoy, et qu'il y avait trouvé la meilleure réception et des soins particuliers. Bonvalet entra dans les plus grands détails sur les atro- cités que les prisonniers avaient éprouvées comptés comme des bœufs 7 enfermés le soir chacun dans leur cellule, mal nourris, quoique payant généreusement, ils avaient souffert toutes les humiliations possibles. Madame de Salaberry, qui s'était établie à Orléans, n'avait pu voir son mari; elle était revenue à Pont-Levoy. Je reçus une lettre de M. de Salaberry, il me demandait de venir à son secours pour payer une imposition révolution- naire de quinze mille livres, que Guimberteau lui avait imposée. Je lui en envoyai dix, et le reste sur la créance de Rousseau, que nous devions toucher à Paris. Je me gardai bien de lui écrire; je ne craignais pas son cœur, mais sa dis- traction et l'oubli où il était de brûler les letttres ; j'en avais trop de preuves. Pour lui, toujours le même, il ne montrait rien au dehors. Il fit son établissement à Pont-Levoy, fit venir sa musique et s'y livra avec fureur, ainsi qu'aux charmes de la société qui était très-aimable. M. de Lagrange, M. Ferrand ! , M. Dino- cheau, M. de Villiers, madame de la Brisolière et beaucoup d'autres, les maîtres de musique, tous se réunissaient pour lui faire passer le temps. Il me demandait des livres de médecine et d'histoire, et il aurait bien désiré me voir. Le supérieur m'y invitait, mais mes amis de Blois m'en détour- nèrent; mon fils aîné, comme moins marquant que moi, y alla. M. de la Porte y était, ainsi que sa fille; ils avaient été menés par M. de Salaberry. Ainsi, tout à Pont-Levoy prit une teinte moins triste. Les soins du sieur Ghappotin étaient délicats. Ayant pris leur parole d'honneur, il leur laissait à tous une honnête liberté, et ils auraient pu sortir mille fois. M. de Salaberry, 1 Ferrand Vaillant, ancien procureur de la commune de Blois, plus tard député aux Anciens, dont il sera question en 1797. 1S6 MEMOIRES DU COMTE DUFORÏ DE CIIEVEMNY. seul, paraissait en grand danger, mais il était trop loyal pour tenter d'enfreindre la consigne, quoique la grande porte fût ouverte. Content de courir partout, de jouir d'un grand emplacement, il était distrait par les cent cinquante jeunes gens dont on pouvait suivre l'éducation ; tout le monde l'aimait et le considérait. Cette position dura un mois. CHAPITRE XXIII Nouvelles impositions. — Dévastation des chapelles et des tombeaux. — Le temple de la liaison; procession saeriléjje. — Le duc et la duchesse de Saint- Ai;;nan sont arrêtés. — M. de Salaberry, conduit au tribunal révolu- tionnaire, refuse de s'évader. — Les prisons de Paris. — Quelques victimes. — M. de Luçay, décrété d'arrestation, est sauvé par sa femme. — Le vicomte de Beauharnais à Blois; il est arrêté et condamné. — M. Dufort est incarcéré aux Carmélites; compagnons de captivité. — M. de llancogne. Les sans-culottes mirent bientôt de nouvelles imposi- tions. Le premier mot pour moi fut de 6,000 livres. Gomme tout le pays savait ce que j'avais perdu, je fut réduit à 600, sur la représentation de Jumeau. On fit une réquisition de vaisselle d'argent, des effets d'église; j'envoyai jusqu'au calice de la chapelle, et. tous mes plats, reste dune vaisselle superbe et très-considérable que j'avais été obligé de vendre pour vivre, au commencement de la Révolution. On détruisit le dedans des églises; les tombeaux des Hurault, décorés de statues, furent mis en pièces. On fouilla dans les tombeaux. Il y avait un caveau dans lequel les Tlurault avaient leur sépulture; deux tombes de fonte furent brisées, tous les plombs des cercueils enlevés, les restes jetés debors, et, sans le cure qui charitablement les fit mettre dans le cimetière, ils étaient la proie des animaux. On trouva un enfant de quatre ans conservé jusqu'aux cheveux et au visage; il fut l'objet d'une indiscrète curiosité. Les atrocités redoublaient, ainsi que les persécutions pour porter la cocarde nationale, les incarcérations sur les moindres négligences. Le passage continuel des députés commissaires de la Vendée, qui séjournaient à Blois et allaient aux Jaco- bins, mettait ceux-ci dans une effervescence dont on n'a pas 188 MEMOIRES DU COMTE DUFOKT DE CHEVE11NY. d'idée. Santerre, Gorsas l , Merlin y parurent; le général Dubayet 2 , malgré l'invitation du club, eut le courage de refuser d'y aller, sous prétexte d'affaires. On y vit enfin Garnier de Saintes, proconsul ad hoc, puisque Blois était dans son arrondissement comme étant attaché à l'armée de l'Ouest. Le temple de la Raison était à son apogée; on l'avait décoré en carton ; on avait fait une montagne avec des inscriptions en papier. Hézine fit des processions civiques 3 ; un âne, chargé de tous les attributs pontificaux, avait une mitre sur la tête et une étole au cou. Hézine, avec une chasuble, une étole au côté, un bâton à croix dans la main, menait avec ces enragés tout ce scandale, et brûlait le missel sur la place publique. Dès que Garnier fut arrivé, on concerta une nouvelle assemblée au temple de la Raison. Le club et les agitateurs dressèrent leurs batteries; on voulut recommencer la scène de l'épuration, déjà faite par Garnier; la motion fut faite, acceptée, le jour pris 4 . Tous les habitants étaient dans des transes; on s'y porta par inquiétude et par curiosité. Toute la garde était invitée et commandée, de même que les auto- rités. L'ordre était pour midi. Garnier se fit attendre une heure, arriva mis coquettement, avec chapeau et panache de député, son écharpe, un grand sabre nu à son côté, suivi de ses conseils Hézine, Fouchard et de tout le comité. La montagne dans l'église devait être son trône, mais elle était peu solide; un tonneau croula. Le député trébuche, se relève lestement, tout se rétablit. 11 1 V. t. II, p. "136, note 2. ' Aubert du Bayet Jean-Baptiste-Annibal, 1757-1797, capitaine en 1789, puis député à l'Assemblée législative. H avait été jugé et absous à la suite de la reddition de Mayence, où il commandait en 179-5. Il fut ensuite envoyé à l'armée des côtes de Cherbourg, et c'est alors qu'il séjourna à Blois. Il fut encore arrêté une fois avant le 9 thermidor, devint général de division, ministre de la guerre 1795, et mourut ambassadeur à Constantinople. 3 Bercevin et Dupré, t. I, p. 103. Touchard-Lafosse, p. 273. 4 Le 23 février 1794. Les historiens de Blois parlent longuement de cette séance. M. Du fort confirme ici l'existence d'une séance tenue précédemment par le même représentant, et dont, comme je l'ai dit, je n'ai trouvé aucune trace dans les histoires locales. QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 1787-1801. 189 profite de cela pour dire que la sainte montagne est tra- vaillée, mais qu'elle est protégée par la Raison en dépit de tous les aristocrates. Ce fut une répétition de la représenta- tion faite par Guimberteau. Dinocheau, déjà incarcéré, fut condamné à rester en prison jusqu'à la paix. Rochejean avait fait l'extrait le plus abominable des lettres trouvées cbez M. de Salaberry. Péan les lut, et conclut en affirmant que M. de Rome et M. de Salaberry avaient vendu la ville à la Vendée. Cette accusation étonna, confondit, atterra tous les auditeurs, excepté le comité. Bonvalet monta quatre fois à la tribune, cria à l'injustice, prouva la fausseté de la dénon- ciation ; applaudi par tout ce qu'il restait d'honnêtes gens, il fut sifflé, conspué par les coquins. Garnier, qui voulait avoir l'air de conserver la forme de la justice, loua le zèle du défenseur, et finit par envoyer M. de Salaberry au tribunal révolutionnaire. S'il n'est pas coupable, ajouta-t-il, la jus- tice en décidera. » Les coquins avaient fait afficher dans toute la ville le jugement de M. Rome, où le travail fait contre eux deux faisait la base du jugement. En vingt-quatre heures, les affiches disparurent; les honnêtes gens étaient révoltés d'une si atroce inculpation. M. de Salaberry, à Pont-Levoy, attendait cette séance avec impatience; sûr de son innocence, il aurait pressé son jugement s'il avait pu. Nous avions de concert supprimé une lettre à Garnier, où il demandait d'être envoyé au tri- bunal révolutionnaire; nous en sentions la conséquence sans le lui dire, mais nous ne la savions pas aussi atroce. Dès qu'on fut instruit à Pont-Levoy du résultat de la séance, on prit des précautions pour en informer M. de Salaberry. Hélas! le malheureux fut enchanté; si on l'avait cru, il serait parti à l'instant, tellement il était sûr de son innocence. Pouvait-il s'imaginer les atrocités qui se pas- saient et dont on lui dissimulait une partie? Le descendant des ducs de Saint-Aignan ! , l'homme le • 1 Paul-Marie-Victoire de Beauvilliers, duc de Saint-Aiguan, avait épousé 100 MÉMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVEHNY. plus disgracié de la nature, rachitique, haut de trois pieds et demi, la tète dans les épaules, avait épousé mademoiselle de Bérenger, descendante des sires de Bérenger, grande et fort jolie; l'ambition lui avait fait passer sur le désa- grément du mari pour acquérir un tabouret. Le mariage s'était fait avec des formes ridicules; le petit duc, ne pouvant entrer dans le lit nuptial, y avait été porté comme une poupée par son valet de chambre. Ce petit être ne man- quait pas d'esprit, et la nature lui avait prodigué un goût désordonné pour les femmes. Il fit à sa femme deux enfants qui ne tinrent pas de lui. Elevé à Saint-Aignan, il y était aimé et considéré. Ils y passèrent quelque temps par néces- sité, le duc, malgré son duché, ne jouissant pas de 30,000 livres de rente; mais l'ennui prit à sa femme, et ils allèrent à Paris. Leduc prit l'essor, dépensa 100,000 écusen filles, et, vu sa figure, ce goût devait être fort cher pour lui; le feu se mit dans ses affaires, et ses parents les arrangèrent. La femme, sans être séparée, resta à Paris, et le duc vint mener dans son duché la vie d'un gentilhomme de cam- pagne. Ne pouvant habiter le château, il prit une maison à lui dans la ville. C'était sa position, lorsque la Révolution prit son cours. Les enragés, enchantés de tutoyer un duc, se firent ses camarades, et on le mit du club l . On sut que les brigands approchaient, les gens censés de ce parti ou les peureux firent un arrêté timide pour composer avec eux. Le bruit et les brigands se dispersèrent, ceux qui avaient signé virent qu'ils étaient signalés comme royalistes; ils convinrent de déchirer le feuillet signé dans le registre des délibérations, mais cela ne put se faire sans que les enragés le sussent. Le régisseur du duché % ami intime du député Frécine, lui écrivait tout ce qu'il pensait. Sur la en 1786 Françoise-Camille de Bérenger, fille de Kayruond-Pierre, comte du Gua. 1 11 le présidait en bonnet rouge, d'après J. B. Delorme Histoire de Saint- Aig nan f p. 265. 2 Un nommé Bretheau, d'après Delorme. QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 1787-1801. 191 question que Frécine lui fit par écrit au sujet de la mort du Roi, le régisseur lui répond tout ce qu'il pense, Frécine va porter la lettre au comité; autre dénonciation. Cependant la duchesse, voyant que Paris n'était pas tenable, arrive à Saint-Aignan et y reste, pensant être sûre du pays. 11 vient un ordre aux autorités de Garismont, car c'est ainsi que Je club avait demandé que Ion appelât Saint- Aignan *, trop connu par le titre de duché. L'ordre vient donc de mener le citoyen Saint-Aignan et la femme Saint- Aignan à Paris sans délai. Deux cavaliers, gendarmes du pays jadis et leurs serviteurs, s'en emparent, et ils partent dans leur berline. Il n'y eut sorte d'humiliations qu'ils n'éprouvassent à Blois. Ils descendirent dans un café; la duchesse, la tête haute, alla faire quelques emplettes, accompagnée par ses gen- darmes; elle les fatiguait par sa course légère, quoiqu'elle fût au commencement d'une grossesse. A leur départ, la populace s'attroupa, la vue du duc fut un objet de dérision; les cris ordinaire A la guillotine! » furent hurlés, avec les gloses Il a le cou trop court! Je voudrais bien voir comment on s'y prendra. » Ils soutinrent tout cet assaut avec courage. Quatre jours après, les gendarmes arrivèrent à Pont- Levoy pour emmener leurs victimes ; il fallait prévenir M. de Salaberry. Le supérieur et ses amis y mirent toutes les pré- cautions ; mais il répondit que c'était tout ce qu'il demandait, parut ferme et rassura tout le monde. Les deux gendarmes qui étaient cachés se montrent alors ; il les comble d'hon- nêtetés et veut partir; on fournit des chevaux, il monte dans sa voiture avec Bonvalet et les gendarmes, convient avec sa femme qu'elle le suivra à Paris, et laisse tous ses amis déses- pérés de la sécurité où il est ou qu'il affecte. Il soupe à l'auberge de Blois, envoie chercher son charron, fait visiter et raccommoder sa voiture, pour pouvoir arriver prompte- 1 Cela voulait dire Mont-sur-Gher. C'était une trouvaille du curé consti- tutionnel. Delorme. 192 MÉMOIRES DU COMTE DU FORT DE CllEVERNY. ment au Comité, et les voilà tous les quatre en route à cinq heures du matin ; ils arrivent pour coucher à Êtampes. Cependant, Bonvalet veillait toujours pour la conservation de son maître. Les gendarmes étaient les meilleures gens possible; ils s'intéressaient au prisonnier et le lui témoi- gnaient. Bonvalet les fait souper, les pousse de nourriture et de boisson, et les met dans un état à ne vouloir que dormir. Une fois qu'il sont couchés, il va trouver la servante de l'auberge; il lui dit qu'il doit aller voir une amie, et que, si elle veut laisser la porte de la maison ouverte, il lui donnera un billet de 100 francs; elle accepte. Bonvalet remonte, entend en passant les deux gendarmes ronfler, entre chez son maître, qu'il trouve assis tout habillé auprès du feu; alors il lui dit Monsieur, vous ne savez pas le danger que vous courez en allant à Paris; j'ai gagné la servante, la porte est ouverte, les gendarmes dorment. Suivez-moi; en trois heures, je vous mène à une ferme, au milieu des bois, où vous serez en sûreté jusqu'après l'orage. » M. de Sala- berry répond Quoi! tu veux que je mette ces deux non- ce nêtes gendarmes dans l'embarras? J'en suis incapable; du reste, je défie aucun tribunal de me condamner. » — Bon- valet, éloquent, persuasif, perd une heure de temps sans rien gagner. Hors de lui, désespéré Vous voulez votre perte, monsieur, je vous quitte. Permettez que j'aille trouver votre fils à Paris, et que je le sauve de la mort; je vais y employer tous mes moyens. — Va, reprit Salaberry, et n'aie aucune inquiétude. Cela doit finir par mon élar- gissement. » Bonvalet part, et, à cinq heures du matin, M. de Salaberry, avec ses deux gendarmes, reprend la route de Paris. Suivons Bonvalet. Il arrive rue Basse-du-Rempart, chez M. de Salaberry fils, qui ne se doutait de rien ; Bonvalet, qui avait vu la maison entourée, le prévient; le fils court au Comité où il avait des amis. On lui prépare un passe-port; on le fait sortir par une fausse porte, et il disparaît. M. de Salaberry, en arrivant, se fait conduire chez son QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 1787-1801. 193 fils; il ne trouve personne et a l'imprudence de déposer son portefeuille dans une armoire. On le fait monter dans un fiacre et on le conduit au Comité. Il est reçu comme un cri- minel; on s'écrie qu'il est un vrai contre-révolutionnaire; il veut parler, on lui répond que le tribunal en jugera, et l'ordre est donné de le conduire à l'hospice. Ce n'était pas une faveur l'hospice était un dépôt près de la Conciergerie, qui servait lorsqu'elle était trop remplie. Son courage avait été ébranlé d'abord par une telle réception , mais le mot d'hospice le rassure, et, à dix heures, il entre dans cette prison. La première personne qu'il rencontre, c'est madame Roslin d'Ivry, mademoiselle Noguez, qui avait épousé, comme je l'ai dit, le fils de M. Roslin. Elle était veuve avec un fils, héritier de l'immense fortune de M. Roslin, qui, en vue de son décès, avait laissé à ma femme et à ses sœurs toute la substitution; le jeune homme ayant dix-huit ans, malgré une fortune de plus de cinquante mille livres de rente, avait été envoyé à l'armée par la réquisition. Les curateurs à la substitution, pour placer les fonds, avaient acheté la terre de Basville, superbe objet, devenu fameux par le suicide du chancelier Lamoignon au commencement de la Révo- lution. Madame d'Ivry y demeurait, et, ne voulant pas perdre la garde noble, n'avait pas déclaré son mariage avec M. Bel- lecourt, officier de fortune qui avait beaucoup vécu dans les cours d'Allemagne et surtout en Russie, homme intrigant qui jouait, dit-on, un rôle dans les correspondances, soit du roi de Prusse, soit de l'Empereur '. Un beau jour, ils sont enlevés et incarcérés à la Conciergerie. Le lendemain était le jour fixé pour son exécution elle s'y était résignée avec une bravoure sans exemple. M. de Salaberry trouve encore beaucoup d'autres per- sonnes de connaissance. On jouait au whist, au trictrac; tous 1 Angélique-Michel d'Estat de Bellecourt avait servi en Russie de 1783 à 1791. Il avait trente-trois ans, et sa femme trente-six. Wallon, la Terreur, t. III, p. 252. Son nom figure dans le l J elil Almanach de nos grands hommes, par Rivarol D'Estat, jeune poète jue la Russie nous a enlevé il. 13 194 MÉMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVERNY. étaient résignés. Madame de Grimaldi, ci-devant madame Legendre de Villemorien, mère de M. de Luçay, une des femmes les plus aimables de Paris, était traduite au tribunal révolutionnaire pour un propos indiscret tenu à son jardi- nier ' ; elle s'attendait à son sort, et continuait philosophi- quement la vie quelle avait menée dans le monde. L'injus- tice des jugements avait amené une telle indifférence sur la vie, qu'on enviait de passer les premiers. M. de Salaberry ne tarda pas à prendre le même esprit. Tout ce qu'il craignait était son imagination, et la distraction lui était plus néces- saire que jamais. Cependant Bonvalet ne perdait pas son temps. Le fils évadé, il se chargea de chercher pour le père un bon défen- seur officieux ; il crut l'avoir trouvé. M. de Salaberry approuva son choix l'espérance est ce qui meurt le dernier. Fouquier- Tinville lui avait des obligations directes; lorsqu'il était procureur 2 , M. de Salaberry lui avait rendu des services importants. Bonvalet obtint la permission de voir son maître. Pour madame de Salaberry, logeant en hôtel garni rue des Filles Saint-Thomas, ne pouvant voir personne, craignant tout pour elle, elle était réduite à aller, les après-midi, ache- ter des livres au Palais-Royal, aux galeries de bois. Le défenseur officieux, au vu des pièces, répondit de l'affaire, prétendit qu'elle ne serait rapportée qu'à son tour, et, comme la prison était pleine, que ce ne serait pas de sitôt. Il se fit bien payer et mit Bonvalet dans une sécurité qu'il inspira aux autres. Deux jours après, il apprend que le jugement serait prononcé le soir même; il court chez le défenseur, ne peut le joindre et va prévenir son malheureux 1 Elle avait épousé à Nice, en secondes noces, le 27 août 1791, Joseph, baron de Grimaldi. Elle aurait dit, d'après les dénonciateurs, que si les Prus- siens venaient à Paris, elle leur donnerait les appartements qu'elle avait pré- parés. Elle fut jugée et condamnée à mort le 2 juillet 1794. Wallon, t. V, p. 12. 2 Fouquier-Tinville fut procureur au Ghâtelet de 1774 à 1783, époque à laquelle il vendit sa charge. Après 1783, il n'est plus qu'homme de loi. Cam- paudon, le Tribunal révolutionnaire , t. J, p. 13 et suiv. QUATRIÈME ET DERN1ÈKE ÉPOQUE 1787-1801. 1U5 maître. Celui-ci le savait déjà et lui dit qu'il regrette seule- ment ses amis. Il monte au tribunal et se défend avec une énergie étonnante, mais on lui impose silence. Le malheu- reux Bonvalet le suit, se trouve sur son passage lorsqu'il sort d'être jugé. M. de Salaberry passe à côté de lui, le touche et ne le reconnaît pas il ne voyait plus rien. Il monte alors dans la fatale charrette, et Bonvalet écrit à Blois J'ai vu tomber sa tête occupons-nous de sauver le fils. » Madame de Salaberry était dans une telle sécurité qu'à ce moment même elle était à prendre l'air et chez des marchands; elle ne l'apprit qu'en rentrant chez elle. Inquiet de son sort, j'étais à Blois ce jour-là, et l'on cher- chait à me rassurer; le surlendemain, j'appris par le Moni- teur, nécrologe des assassinats, que j'avais perdu mon ami, et qu'il avait fait une fin digne de son honnêteté. Je le pleurai et le pleurerai toute ma vie. Je ferai mention ici de tous les parents, amis et con- naissances que nous avons perdus pendant ces six mois affreux. M. Dupuis de Marcé, mon cousin, conseiller de grand'- chambre, était incarcéré, ainsi que la tête du Parlement. M. de Saron, premier président, avait signé, ainsi qu'eux tous, une protestation en faveur du Roi. Se voyant perdu, il déposa l'écrit sous une cuvette de marbre de lieux à l'anglaise un valet, son seul confident, le vendit. A l'instant, on saisit ce prétexte pour les envoyer à la mort. Du même coup, je perdis mon cousin, M. de Gourgues ', président à mortier; presque tous les autres étaient de ma connaissance. Us firent une mort superbe, marchant au supplice comme lorsqu'ils allaient à une cérémonie. La religion, la dignité, les avaient soutenus jusqu'à la fin. M. de Sérilly, sa femme, son beau-frère M. de Pange- Domangeville, et M. d'Étigny, son frère, avaient été pris à la terre de Passy, près de Sens, et conduits à la Goncier- 1 Armand-Guillaume-François de Gourgues, président à la grand'chambre depuis 1763, guillotiné, ainsi que les précédents, le 20 avril 1794. 13. 196 MEMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVERNY. gerie '. L'histoire du baron de Vioménil avait percé; ils furent jugés et condamnés. Sérilly ne voulut pas se défendre, et, en rentrant à la Conciergerie, il obligea sa femme à décla- rer qu'elle était grosse; il s'éleva entre eux un débat héroïque, et elle ne céda qu'au moment de monter dans la fatale voi- ture. Les hommes seuls furent exécutés; les journaux publics firent seulement mention du jugement, et je ne sus que trois mois après qu'elle était sauvée et libre. J'apprends par une lettre particulière que mon cousin, le président Ghabenat de Bonneuil, venait d'être incarcéré, qu'on le jugeait perdu, et qu'on avait nommé un tuteur à son fils pour sauver sa fortune. Gomme j'étais son plus proche parent, il est aisé de juger quel effet me fit cette nouvelle, jointe à tant d'autres qui m'arrivaient coup sur coup. M. de Sanlot, adjoint à la ferme générale, mais n'ayant été jamais qu'un des membres de la régie des aides, avait toujours entretenu avec moi la correspondance la plus active. Elle ne roulait sur aucun article qui pût nous compromettre, ainsi que celle de M. Sedaine, bien plus rare. C'étaient les seules que j'eusse conservées. Il m'apprend, sans nommer personne, que les fermiers généraux sont incarcérés jusqu'à la fin de leurs comptes. Je n'en connaissais presque plus, excepté M. de Lavoisier, mon voisin, le secrétaire de nos assemblées, homme de premier mérite, et que j'estimais sans être en liaison avec lui. M. de Boullongne était le seul à qui je prisse un grand intérêt; je le connaissais depuis qu'il était au monde, l'amitié que j'avais pour le père était toute transmise au fils, et les soins qu'il nous rendait me le faisaient regarder comme un tendre ami. Il m'avait écrit, un mois avant, qu'il comptait venir nous voir; sa lettre était très-gaie, et je lui avais répondu de même, en l'assurant qu'il serait très-bien reçu, pourvu qu'il vînt avec ses papiers bien en règle. M. de Sanlot m'apprend qu'ils sont tous prisonniers à 1 Voir Pauline de Beaumont, par M. Bardoux. Madame de Beaumont était avec eux à Passy-sur- Yonne et échappa seule à l'arrestation. QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 1787-1801. 197 l'hôtel des Fermes, qu'ils voient leurs parents, leurs amis, qu'ils n'ont que l'ennui de l'incarcération, et il me dit Boullongne fume deux pipes, l'une de tabac, l'autre de ne plus voyager. » Boullongne n'avait jamais été fermier général que pendant quinze jours. A la mort de son père, il avait cédé sa place à M. Chicoyneau de la Valette, son cou- sin, le fils de madame de la Valette qui venait souvent à Cheverny, et qui était morte il y avait six ans. La Valette n'était pas riche, et il y eut une dispute de générosité à qui serait incarcéré. Boullongne l'emporta. Il croyait que ce ne serait qu'une peine pécuniaire. Tout d'un coup, la corres- pondance habituelle de M. de Sanlot cesse. Me méfiant de tout, je cesse d'écrire. Tout le monde a su l'exécution barbare de ces honnêtes gens. M. de Lavoisier, appelé la veille pour montrer les comptes apurés, est condamné ainsi que les autres. Il les pré- para tous à la mort. Ils firent une fin superbe. Ce pauvre M. de Boullongne fut conduit à l'échafaud dans un état pitoyable l . Riche de cinquante mille écus de rente, d'une figure agréable, grand, bien fait, spirituel et instruit, con- naissant plusieurs langues, excellent musicien et ayant un goût exquis, il finit ses jours à quarante ans. Dans la liste, j'aperçois M. de Sanlot, comme adjoint. Mais sa femme avait remué ciel et terre; ne pouvant le sauver seul, elle sauva les deux autres adjoints avec lui 2 . M. de Sanlot, aussi- tôt revenu chez lui, m'écrivit qu'il se portait bien; je me trouvai mal en recevant la lettre, je le croyais mort. M. de Luçay, fermier général après son père, s'était fixé à Valençay. Renonçant à Paris, il dirigeait les forges de Luçay, et on ne le connaissait plus que sous le titre d'entre- preneur de forges. Mais on voulait avoir la tête de tous les fermiers généraux, et Dupin le député, élevé dans les emplois 1 Le 8 mai 1794. 2 II fut mis hors des débats en même temps que deux autres adjoints, Delahante et Rellefaye. Séance de la Convention du 8 mai 1794. Décret rendu sur la proposition de Dupin.' 198 MÉMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVERNY. de la ferme, voulait leurs dépouilles entières, de concert avec Robespierre. L'ordre arrive d'incarcérer M. de Luçay à Châtillon l ; on l'y conduit. Il trouve le secret de s'enfuir, et passe trois jours dans sa forêt de Garsendant, à la belle étoile. Que font la municipalité et le comité de surveillance? Ils font saisir madame de Luçay, jeune femme charmante, et l'incarcèrent au lieu de son mari. Si dans trois jours il ne se présente pas, elle est condamnée à mort. M. de Luçay l'apprend par un de ses gardes, chez lequel, mourant de faim, il va prendre un morceau de pain. Il se rend en toute bâte en prison à Ghâtillon ; madame de Luçay sort, va trou- ver Ferry 2 , député dans les départements, inspecteur des forges, et obtient qu'il défendra la vie de son mari. Cepen- dant on conduisait celui-ci au tribunal ; il s'échappe à Selles en Berry. Sa femme, qui revenait de Paris, était sûre que s'il se présentait, il serait absous comme entrepreneur utile à la République ; elle le fait chercher, le rassure, et le mène elle- même à Paris, où il obtient le sauf-conduit le plus sûr 3 . Pendant toutes ces traverses, M. de Luçay avait perdu sa mère, et madame de Luçay avait perdu son père, M. Papil- lon d'Auteroche, le plus digne homme possible. Il avait fait une fin digne de lui, en remettant tout à la volonté de Dieu avec la résignation la plus religieuse. Son frère, Papillon de la Ferté, intendant des menus, vieillard de soixante-seize ans, était mort de même 4 ; tous leurs biens étaient confisqués, mais c'était le moindre des maux. Je vais me dépêcher de tracer tous ces événements, qui me ramènent malgré moi à ce temps affreux. M. Mercier 5 , frère de madame Félix, fermier général retiré, 1 Châtillon-sur-ïndre, qui était alors un district et portait le nom d' Jndremont. 2 Ferry, député des Ardennes, était, avant la Révolution, professeur à l'École de génie, à Mézières. 3 On trouve dans la deuxième édition de la Biographie Michaud y t. XXV, d'intéressants détails sur le dévouement que montra madame de Luçay dans cette circonstance. * Papillon d'Auteroche fut exécuté le 8 mai 1794, et son frère le 7 juillet. 5 Louis Mercier, fermier général, condamné à mort le 14 mai 1794, comme QUATRIÈME Et DERNIÈRE ÉPOQUE 1787-1801. 199 celui qui, après l'assemblée des notables, avait porté trois cent mille livres à M. Necker comme don à l'État, est com- pris dans la proscription ; la tête de ce vieillard de soixante- dix-lmit ans tombe sur Féchafaud. M. le comte de Talaru Chalmazel ! , cordon rouge, mon ami particulier, périt aussi. M. de Vermerange 2 , homme d'esprit, de plaisir et de capacité, se tenait caché à Bagnolet. La proscription arrive; il s'enfuit à Paris, on le poursuit; il se jette d'un cin- quième. Quoique fort gros, il ne se tue pas tout à fait, et va mourir à l'Hôtel-Dieu quatre heures après. Le duc de Villeroi, M. de la Borde, banquier de la cour, le duc du Châtelet, le duc de Biron , le maréchal et la maréchale de Mouchy- Noailles 3 , la duchesse de Gramont, sœur du duc de Ghoi- seul, M. de la Borde, fermier général, avec qui j'avais été élevé, terminent aussi leur carrière. L'effroi, le chagrin, la douleur nous bourrelaient à tout instant. Nous apprenons que madame de Salaberry est incarcérée, que M. et madame Amelot sont aussi sur la fatale liste. Pas un seul jour ne s'écoulait sans que nous apprissions un nouveau malheur. Notre situation à Gheverny était affreuse. Nulle communi- cation avec personne. Le fidèle Jumeau allait à pied chercher les lettres, et nous nous réunissions pendant les longues soirées d'hiver dans une petite pièce, le prieur-curé, sa cou- sine, mon fils, ma femme et moi. Mon fils aîné et sa femme venaient dîner de temps en temps, et mêler leurs chagrins aux nôtres. conspirateur mettant dans le tabac de l'eau et des ingrédients nuisibles à la santé v . 1 César-Marie, marquis de Talaru, né en 1725, premier maître d'hôtel de la Reine depuis 1763, guillotiné le 22 juillet 1794. ' Ou plutôt Veymerange, dont il a été déjà question. On parle souvent, dans le Moniteur de 1793 à 1797, d'une créance de la Nation sur un M. de Veimerange, ancien ami de Galonné et fermier général. Je ne crois pas que ce soit le même. 3 Philippe deNoailles, duc de Mouchy,né en 1715, guillotiné le 27 juin 1794. 11 avait été connu jusqu'en 177 j sous le nom de comte de Noailles. Il était maréchal de France depuis 1775. Sa femme, Anne-Claude-Laurence d'Arpajon, monta sur l'échafaud avec lui. 200 MEMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVERNY. M. le vicomte de Beauharnais, pris et innocenté, s'était retiré dans sa terre, à six lieues de moi. Il avait, malheureu- sement pour lui, joué trop de rôles; il avait été général en chef, nommé au ministère de la guerre, président de la Con- vention. Il se présente au cluh de Blois, s'entend injurier, prend lui-même sa défense et se croit sauvé. Il loue dans ma rue à Blois une petite maison, et, comme plusieurs ouvriers nous étaient communs, il me fait faire mille amitiés et m'an- nonce qu'il viendra me voir. Les temps étaient bien changés ; je l'avais estimé, et je ne l'estimais plus l'ambition lui avait tourné la tête. Il assurait pourtant qu'il en était bien revenu, et il se croyait inattaquable par sa liaison avec Barère et Vadier. J'eus le courage, vu les circonstances, de lui faire savoir que je ne pouvais le recevoir; il se le tint pour dit. J'apprends quinze jours après qu'il est conduit en arrestation aux Carmes, et, quinze jours ensuite, qu'il a laissé sa tête sur l'échafaud ' . Dulièpvre, mon voisin, vendu aux Jacobins, faisait tout ce qu'il pouvait pour s'introduire chez moi, et m'importunait pour avoir des nouvelles. Je lui communiquais celles que je recevais; mais lorsqu'il y en avait de meilleures, il les ren- voyait ou demandait qu'on ne les lui fît pas passer. Il eut le courage de venir me trouver dans ma retraite, le jour où j'appris la mort de M. de Salaberry; il vit mes larmes, mon désespoir; mais sa vue me fit reprendre ma fermeté. Il venait se plaindre de ce que, vu la disette de Blois, il mourait de faim, et j'eus la bonté de lui offrir du pain qui me restait, quoique j'eusse plus de trente personnes à nourrir journel- lement. Nous apprenons qu'il est chargé par Hézine, procureur du district, d'épurer les autorités de Gheverny. Il a l'audace de faire cette épuration tout seul, dresse un état de tous les sujets en place, et met des notes à l'un mauvais citoyen, a l'autre attaché aux ci-devant, etc. Il présente une liste faite 1 Le 23 juillet 1794. QUATRIÈME ET DEKN1ÈRE ÉPOQUE 1787-1801;. 201 par lui, où il se désigne comme maire et nomme tous les plus enragés jacobins pour renouveler les autorités. Dès que cette manœuvre fut connue, toute la paroisse se souleva, et avec raison. On voulait chasser le curé, qui, par religion, tenait à son troupeau. Il avait eu beau prêter son ferment, on ne voulait plus de Dieu ; les diables étaient déchaînés. Nous eûmes toutes les peines du monde à le déterminer à fuir dans sa famille à Beaugency. Il fit d'autant mieux que, dans la semaine, des ordres furent donnés pour l'enlever. Je recueillisses meubles; la municipalité s'empara de sa maison et y fit ses orgies. Cependant, la lutte s'établit entre la municipalité et Dulièpvre. On convoque une assemblée; il veut; forcer l'élection en sa faveur, tous s'y opposent; grand bruit. Il déclare que cette opposition vient de plus haut, et qu'il saura en triompher. J'avais des gens qui m'étaient dévoués dans les deux bourgs. On vient m'avertir qu'on doit m'incarcérer; je reste passif. Mon boucher, Etienne Limousin, à qui j'avais donné secours dans la première insurrection, vient me trouver. Il m'avertit qu'on machine contre moi. — Hézine était venu à Cour faire des orgies dans lesquelles il avait dit S'il y avait encore un curé à Cheverny, on s'en prendrait à lui. C'est donc maintenant à votre ci-devant comte. » On veut prendre mon parti en disant que je ne m'étais mêlé de rien ; il se fâche et les traite d'aristocrates. Au café, il dit, en regardant Je château Voilà un beau château! il m'offusquera jusqu'à ce qu'il soit à la Nation. » Dulièpvre va continuellement à Blois, revient et menace de venir se faire installer avec deux cents gendarmes qui vivront aux dépens de la commune. Je réponds à Limousin que je ne me mêle de rien, que je ne crains rien, et que j'attends l'orage. Je m'étais préparé une retraite où j'aurais pu vivre déguisé je dédaigne de m'en servir. La vie d'un proscrit qui se cache est pire que la mort, et, à mon âge, ne pouvant ni m'habiller ni me déshabiller, je regardais cette existence comme le plus dur supplice. 202 MÉMOIRES DU COMTE DUFOKT DE CHEVERNY. Six jours se passent. Tous les matins, nous nous disions, ma femme et moi Encore un jour de passé! » Et, insen- siblement, nous nous persuadions que c'était une fausse alarme. Enfin, le jeudi 22 mai 1794, ou 3 prairial an II, je me lève à mon ordinaire, et sors tout habillé à sept heures du matin. J'entre chez mon jardinier; sa femme m'annonce que deux gendarmes sont arrivés à six heures et se sont ren- dus chez Dulièpvre. Je ne fais aucune question, et je rentre faire part de cette nouvelle à ma femme et à mon fils. Je ne tardai pas à être instruit qu'on avait présenté Tordre d'arres- tation à Dulièpvre, sans lui dire à qui il s'appliquait; qu'il avait été pris d'une forte émotion en ouvrant le paquet, croyant que c'était lui qu'on venait chercher, mais qu'après la lecture il s'était rassuré et avait couru à la municipalité de Cour. Là, sans vouloir s'expliquer, il avait demandé de la cire pour mettre les scellés, et était venu à la municipalité de Gheverny prendre avec lui Michel Guibert, procureur de la commune, menuisier, à qui j'avais fait apprendre son métier, et qui m'était fort attaché. Il avait aussi requis mon serru- rier, le nommé Cambon, du comité de surveillance, à qui il avait tourné la tête. Je fus prévenu une heure avant. Tous mes effets pré- cieux étaient cachés; mon bureau vide, excepté de papier blanc. J'employai l'heure qui me restait à brûler jusqu'aux papiers les plus inutiles. Dulièpvre et ses deux acolytes, ainsi que les deux cavaliers de la maréchaussée, ne tardèrent pas à arriver. L'un de ces derniers avait été chez moi domes- tique de M. de Barassy pendant dix ans, et m'était fort atta- ché; je connaissais l'autre comme un fort galant homme, jadis sous mes ordres, comme les autres de la province. Dulièpvre, avec sa voix aigre, après avoir débuté par le mot de citoyen, me fit ses excuses sur la commission désagréable dont il était chargé; je le priai d'en finir, et il me lut alors un ordre d'arrestation pour me conduire aux Carmélites, ainsi que le citoyen Rancogne, en vertu d'un ordre du Comité de salut public, le tout signé Hézine. Sans me le QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 203 remettre, il me dit qu'il devait poser les scellés, qu'il me priait de le conduire là où c'était nécessaire, qu'il ne savait pas la forme du procès-verbal, et qu'il me priait de l'aider dans la rédaction, espérant que je voudrais bien le signer ensuite. Je lui répondis que je signerais quand j'aurais lu, mais que je n'étais pas accoutumé à pareille besogne. Cependant mon fils Gourson était descendu, et j'avais envoyé chercher mon fils aîné et sa femme qui étaient chez eux au Breuil ; ils arrivèrent à l'instant. Ma femme, qui depuis trente ans n'avait jamais été séparée de moi, était dans un état affreux, quoiqu'elle y mît tout le courage possible. Nous commentâmes les termes de l'ordre d'arrestation, qui por- tait que je serais mené aux Carmélites. Ma femme demanda à Dulièpvre Mais, monsieur, croyez-vous que l'on va mener mon mari à Paris au Comité? » Dulièpvre n'adoucit pas sa voix, mais prend un ton piteux pour répondre Oui, citoyenne. » Ces deux mots retentirent à nos oreilles. Ma femme court alors aux cavaliers et leur demande si tels sont leurs ordres ; ils répondent qu'il n'en est pas dit un mot, et que les ordres sont donnés pour me recevoir aux Carmélites. Dulièpvre me pressant pour poser les scellés, je les menai tous dans mon cabinet; je leur ouvris mon bureau, une armoire dans la bibliothèque et tous les tiroirs. Quoiqu'il n'y eût rien, il voulut y mettre les scellés. Il fait de même dans ma chambre à coucher et dans le chartrier. Il entre dans la lingerie; la femme, mademoiselle Lagarde, lui ouvre les armoires, il se plaint qu'il y a très-peu de linge, et il avait raison ; il y avait plus de trois mois que presque tout avait été caché. On lui répond Voilà tout! » Duliè- pvre reprend Ah! il est caché; mais nous saurons bien le faire retrouver. » Enfin, les cavaliers lui disent qu'il en fait trop. Il redescend au salon, et le voilà à faire son procès- verbal. J'ai dit que c'était l'homme le plus diffus que j'aie connu, glissant à chaque phrase des mots de son pays. Il n'en finissait pas, et sa présence nous était à tous exécrable. Je fus obligé de lui faire simplifier son procès-verbal et de i>04 MÉMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVERNY. retrancher de vraies bêtises. Le voyant fini, je le signe; il le serre et s'en va, me recommandant à ses gendarmes. Pour en être plus tôt débarrassé, je ne lui demande aucune copie. Dès qu'il fut parti, les gendarmes me dirent que je pou- vais vaquer à mes affaires, qu'ils ne me suivraient même pas, leurs ordres étant seulement de me conduire dans la journée aux Carmélites, et ils me proposèrent de partir à six heures. Je ne sais comment sont les autres, mais pour moi je ne puis souffrir l'incertitude. Je leur répondis que je partirais dans ma berline à trois heures précises, et ils me dirent qu'ils m'accompagneraient de loin. Je les remerciai, et j'ajoutai que j'étais accoutumé jadis à les voir m'accompagner, — il est vrai que ce n'était pas pour aller aux Carmélites, — mais que je ne m'en estimais pas moins. Ils descendirent à l'office où on les traita, et moi, je vaquai dans ma basse-cour et mon parc comme si rien n'était arrivé; nous dinâmes en famille. A trois heures, ma berline, avec quatre chevaux et deux postillons, était prête; j'y montai avec ma femme, sa femme de chambre et mon laquais. Mon fils aîné et sa femme s'en retournèrent tristement chez eux, et je laissai mon second fils pour soigner la maison et empêcher que tout ne fût au pillage. Mon arrestation avait fait dans tout le pays une sensation étonnante. Quand nous passâmes dans les deux bourgs, tous les passants pleuraient ou se cachaient; pas une personne dans les rues; toutes les portes et les fenêtres étaient fermées comme en pleine nuit. Les cavaliers me suivaient à un quart de lieue de distance. Pour Dulièpvre, muni de son procès-verbal et d'un trousseau de cinq clefs, il me suivait aussi de loin, pour rendre compte à Hézine et jouir de son triomphe. Comme je logeais dans la rue des Carmélites, vis-à-vis ma prison, je me fis descendre chez moi. J'observai sur le quai que tous les passants me regardaient avec une espèce de terreur, et que les personnes de ma connaissance s'enfuyaient. Nous arrivâmes chez nous comme si la rue QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 1787-1801. 205 avait été déserte. Un gendarme resta en bas, et l'autre, après être allé rendre compte de sa mission à Hézine et prendre des ordres, revint m'annoncer qu'il devait me déposer aux Carmélites, et que j'avais une heure à moi. Ma position était si triste, ma femme était si affectée, que pour nous dérober l'un et l'autre à une si triste situation, je n'hésitai pas à me rendre à l'instant à ma demeure forcée. La porte s'ouvre, j'entre dans la cour et de là dans la chambre du concierge. C'était un nommé Masare, ancien geôlier de la prison, et au demeurant le meilleur homme pos- sible; sa femme, née à Cour, était avare et revêche, mais elle avait tant de considération pour ceux qui pouvaient la payer qu'ils ne s'en apercevaient pas. Pendant que l'on faisait mon écrou, un grand jeune homme d'une jolie figure m'adresse la parole d'un air riant Citoyen, me dit-il, per- ce mettez que je vous demande de vos nouvelles. Je ne puis pas cependant vous féliciter de nous retrouver ensemble ici. » Du premier coup d'œil je l'avais reconnu pour le fameux Rochejean, grand vicaire terroriste, qui avait alors un procès criminel. Mais il était mis en cavalier, et c'était une raison pour que je pusse avoir l'air de ne pas me souvenir de lui. Je lui répondis donc Monsieur, par- ce donnez-moi , mais je n'ai pas l'honneur de vous con- naître. » — Citoyen, je suis Rochejean », répondit-il. Alors je lui fis plusieurs questions auxquelles il répondit très- sagement. Masare s'offrit pour m'accompagner à mon logement et me fit passer par l'église, par une petite cour. Après avoir monté quatre marches, je me trouvai dans une espèce de cuisine à une croisée, et en montant deux marches de plus, dans une assez grande pièce éclairée par trois croisées don- nant sur un grand jardin. On me dit que c'avait été l'infir- merie ou la lingerie des religieuses. Pendant ce temps, mon domestique, nommé Simon, me dressait un lit de fer qui me servait chez moi, et presque tous mes gens m'apportaient tout ce qui pouvait m'être utile, entre autres une espèce de 206 MÉMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVERNY buffet noir immense, que je n'aurais pas regardé en tout autre temps, et qui nous fut d'une grande utilité. Il y avait alors dans cette prison le prieur de Cour dont j'ai parlé, et l'abbé Boutault, ci-devant prieur l du collège de Blois, le plus respectable et le plus probe des hommes, ayant l'esprit simple comme un enfant, et ayant élevé tous les honnêtes gens de la ville. Les terroristes prétextaient qu'il n'avait pas fait son serment, quoiqu'il prouvât qu'il s'était retiré avant, et, malgré cela, avait offert de le prêter. Craignant la mort ou la déportation, il s'était caché pendant quatre mois ; mais ayant peur de compromettre les siens, il alla se présenter aux autorités, et, à l'étonnement et au déses- poir de toute la ville, il fut conduit à la grande prison après mille opprobres. Il y avait deux mois qu'il était renfermé aux Carmélites où on le laissait plus tranquille. Avec eux était Gidouin, l'exécration de tout le pays, qui avait un procès criminel sur le corps; le reste était des gendarmes et des prisonniers, condamnés à des temps déterminés d'incar- cération. Le curé et M. Boutault s'empressèrent de me tenir com- pagnie; ils se plaignirent fort d'avoir fait ordinaire avec Gidouin, qui, à tout instant, décelait sa mauvaise âme, son impiété et son inimitié contre les prêtres. De temps à autre il était interrogé, et ne revenait jamais sans leur annoncer les malheurs auxquels il les croyait destinés; il ne se réjouissait que lorsqu'il leur faisait des récits de toutes les atrocités qui se passaient alors. Ce qu'il y avait de plus étrange, c'est qu'il avait été élevé dans le collège dont M. Boutault était supé- rieur, et qu'il n'avait eu, comme tous les autres, qu'à s'en louer. Rochejean et Gidouin vinrent me faire visite séparément. La conversation fut générale, comme entre gens qui vont faire une route longue dans un vaisseau ou dans une voiture 1 Ou plutôt principal, car le collège de Blois n'était pas dirigé par une con- grégation. L'abbé Boutault avait quitté la direction du collège en 1790, Histoire de Blois, t. II, p. 548. QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 1787-1801. 207 publique. Au bout de deux heures, je vis arriver M. le mar- quis de Rançonne, mon ami, de vingt ans plus jeune que moi. Il avait passé autrefois sa vie à Cheverny, mais depuis deux ans ces temps affreux l'avaient empêché d'y revenir. Dès qu'il arriva, nos compagnons nous laissèrent discrète- ment. Il me conta qu'on était venu le prendre tandis qu'il était à Ghâteaurenaud; qu'en arrivant, et en apprenant l'arrivée des gendarmes, il s'étaitrendu chez lui; que le gen- darme qui était chargé des ordres s'était comporté envers lui avec la plus grande insolence; qu'il était parti avec eux à cheval le plus tôt possible, et qu'il n'avait ni domestiques, ni rien. A l'instant, nous pourvûmes à tout. Il avait dans une maison de la rue des meubles que l'on apporta, etnous cou- châmes vis-à-vis l'un de l'autre. Pendant tout cet arrange- ment, nous parcourûmes la maison; car, une fois entré, on était libre d'aller partout. Il y avait un cloître en bas, un dortoir en haut, des décombres partout, cinq ou six petites cours, un jardin et des greniers immenses dont la vue, assez belle, était libre. Nous cherchâmes ensuite à nous rendre compte de notre position. L'ordre de nous arrêter ensemble paraissait sans motif; nous vîmes nos écrous, ils étaient pareils. Les gen- darmes disaient nous avoir remis à Masare, concierge, et le concierge signait nous avoir en dépôt. Tout cela était peu rassurant, et M. de Rancogne me confia qu'il avait une petite fiole d'opium, dont nous pourrions nous servir en cas de besoin; nous allâmes la cacher dans des décombres. Nous avions l'âme triste et la tête échauffée. Rochejean chercha tous les moyens de se rapprocher de moi; il vint nous faire une longue visite. Doux, poli, honnête, il parla littérature, anglais, italien, comme un homme qui savait les langues plus par théorie que par pratique; il nous raconta qu'il avait été Oratorien, qu'il était né à Salins. Enfin, il fit toutes les avances; et nous restâmes dans la mesure la plus sage. Simon, mon domestique, était décidé à ne pas me quitter. 208 MÉMOIRES DU COMTE DLJFORT DE CIIEVEK1NY. Il y avait dix ans que j'avais été attaqué d'un rhumatisme dans les reins depuis, je ne pouvais ni me chausser, ni me coucher seul. On n'avait pas la permission de le recevoir; il la prit, de concert avec le concierge. Voilà donc son lit roulé dans la première pièce, et à neuf heures précises arrive le souper, porté par mon fidèle Jumeau et un autre domestique, auxquels on permet de parvenir jusqu'à nous. Revenons à ma femme. Quand je lus entré aux Carmé- lites, elle resta dans la stupéfaction et dans le désespoir pendant plus d'une heure. Elle était abandonnée de tout le monde, et nos voisins, qui nous avaient quelques obligations, étaient menacés d'incarcération s'ils la voyaient. Elle prend son parti; elle, qui n'était de sa vie sortie seule, court chez M. Baron et madame delà Gondinaye. — Madame Baron était morte d'une fièvre maligne précisément le jour de l'exécution de M. de Salaberry. — Son entrée les consterna; sept ou huit amis y étaient assemblés, dont mademoiselle de Laduye, et l'on faisait les réflexions les plus tristes sur mon incarcé- ration et celle de M. de Rancogne; on parlait de M. de Laduye qu'on disait avoir été arrêté le lendemain, ainsi que mon fils aîné; de M. le marquis Hurault de Saint-Denis , au sujet duquel on faisait courir le même bruit. Toute la ville en était consternée, mais on n'osait rien témoigner. Elle fond en larmes, prie qu'on la mène à Hézine, aux autorités. On la console, on tient conseil, et l'on décide que, comme made- moiselle de Laduye a aussi à solliciter pour son frère 2 , elles iront ensemble voir Arnaud, le maître de pension, un des agents les plus ardents du comité. — Mademoiselle de Laduye le connaissait. Elles vont donc chez Arnaud, il n y était pas; deux heures se passent, et ma femme revient chez 1 Anne-Raoul-Marc, marquis de Saint-Denis, chevalier de Saint-Louis, capitaine au régiment de Caraman. Il avait été président de l'assemblée de la noblesse des bailliages de Blois et de Romorantin a l'élection de 1789. H était fils de David-Nicolas et d'une demoiselle de Beaumont. 2 On trouve au Catalogue de 1789 bailliage de Blois, Michel-François- Marie-Louis de la Fon de Laduye, écuyer, ancien capitaine de cavalerie au régiment de Berry, seigneur de la Picardière. QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 1787-1801. 209 elle se coucher après la soire'e la plus affreuse; elle ne peut dormir, et le lendemain elle est levée à cinq heures du matin. J'oublie de raconter que M. Olavidès, comte de Pilos, mon ancien ami l , s'était retiré avec son aumônier, M. Plas- siard, de l'Ordre de Saint-Lazare, au château de Meung, que M. Lecouteulx du Moley avait acheté et qu'il lui avait cédé. M. Plassiard m'avait écrit, il y avait un an, parce qu'il était inquiet d'un mal au pied pour lequel on craignait la gan- grène j'y avais couru. M. du Moley y était avec un médecin de Paris, et je m'en revins au bout de deux jours totalement rassuré. Nous nous écrivions souvent, et, comme Meung était un passage, je lui avais offert de se retirer avec moi. Cet homme respectable avait placé toute sa fortune en rentes viagères sur la Ville de Paris, mais, quoique naturalisé Fran- çais 2 , il se trouva englobé dans la proscription portée contre les étrangers. On avait saisi ses rentes, et pour mettre le comble à la violation de tous les procédés reçus, un ordre du Comité de salut public lavait fait incarcérer à Beaugency huit jours avant moi; je le savais lorsque je fus conduit aux Carmélites. Je reviens à l'incarcération. A peine le jour parut, que nous fûmes réveillés. Nous nous aperçûmes que notre pre- mière porte ne fermait pas, que la chambre était décarrelée, les murs dégradés, et, comme nos logements avaient servi à mettre des fourrages à la Nation et à loger pêle-mêle les gardes nationaux qu'on punissait, nous nous trouvâmes couverts de puces. Je portai mes plaintes à Masare. A 1 L'auteur n'a pas parlé d'Olavidès depuis le mois d'avril 1790. Bien peu de temps après cette époque, Olavidès, d'après M. Georges Escande qui lui a consacré deux longs articles dans la République française des 6 et 13 mai 1884, aurait fait partie de la députation de proscrits de tous les pays qu'Anacharsis Glootz, l'orateur du genre humain, conduisit à l'Assemblée nationale le 19 juin 1790. Je n'ai pu vérifier le fait, et le Moniteur ne donne pas les noms des manifestants. On voit, en tout cas, que son enthousiasme pour la Révolu- tion ne lui avait pas servi de sauvegarde. 9 II y a erreur de date. Le décret est du 26 vendémiaire an III 17 octo- bre 1794. Il porte que Paul Olavidès, dit Pilos, sera considéré comme citoyen français. ". 14 210 MÉMOIRES DU COMTE DTJFORT DE CHEVERNY. l'instant, le chirurgien de la maison, le nommé Delestre ', officier municipal, se présente il eut l'air de ne pas me connaître. Il vit les réparations et dit qu'on allait y pourvoir. Je fis voir que la porte ne pouvait se fermer, on me répondit que j'étais le maître de me fermer. Aussitôt, j'envoyai acheter une serrure de sûreté à trois clefs, et elle fut posée, non par mon serrurier, mais par celui de la maison, un des plus enragés clubistes. Tout avait pris une teinte sauvage vis-à- vis de moi; on tremblait de me parler. Je ne disais mot, mais je pensais avec raison que nous étions menacés de quelque malheur. Telle fut notre vie pendant les premiers dix jours. J'avais le bonheur de voir mes domestiques aux heures des repas, et on les multipliait à trois par jour. Nous devions ces bons procédés à nos manières généreuses vis-à-vis de nos gar- diens. Rochejean venait tous les jours, tout habillé et décem- ment, dès neuf heures du matin, et le soir à quatre heures; on causait sciences, histoire; nous avions les gazettes, nous les lisions sans aucun commentaire, et chaque fois qu'il nous quittait, nous nous interrogions pour voir s'il pouvait faire, d'après les paroles échangées, quelque dénonciation contre nous. C'était une cruelle nécessité que de vivre avec un homme que nous craignions nous le jugions peut-être trop sévèrement, et je le pense. Je lisais les voyages de Bruce 2 , je les lui proposai; il les lut avidement, ce qui nous débarrassa de sa présence pendant quelques heures par jour. Ma malheureuse femme n'avait pas dormi la première nuit de mon arrestation. A sept heures du matin, elle était chez Hézine; il était au Directoire. Elle y court et lui demande de me voir; il lui refuse; enfin, pour s'en débar- rasser, il lui dit que cela dépend du comité de surveillance; 1 11 se nommait, je crois, Gaudicheau de Lestre. Il y avait à Blois, avant la Révolution, trois chirurgiens de ce nom, le père, ancien chirurgien-major , inspecteur des hôpitaux militaires, et ses deux fils. Calendrier liislorique de F Orléanais. 2 Voyage pour découvrir les sources du Nil, traduit par Casteiu. QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 1787-1801. 211 elle s'y présente, — elle n'en connaissait pas un. — Arrive le président, le maître de pension Arnaud; il l'écoute sans la regarder et lui répond Citoyenne, nous ne le pouvons pas; nous attendons les ordres ultérieurs du Comité de salut public sur ces citoyens. » Si elle avait su dans le moment ce que cela signifiait, et l'espoir que ces messieurs formaient de nous faire conduire au Tribunal révolutionnaire pour s'emparer de nos biens, nous aurions été à l'instant en fuite. Heureusement que l'idée ne lui en vint pas. Elle demanda si Hézine avait sollicité comme il l'avait promis. Il lui fut répondu Pas un mot, citoyenne. » Elle retourne au Directoire, où Hézine était en tête-à-tête avec Dulièpvre; elle interpelle ce dernier pour qu'il rende justice à ma con- duite ; il reste muet. Elle demande que mon domestique Simon reste pour me soigner, disant que, sans cela, il faut que je reste au lit. On renvoie cette demande à la munici- palité. Elle sort désespérée, quoiqu'elle eut vu sur tous les visages, même des plus enragés, l'intérêt et l'effroi qu'inspirait notre position, et elle s'en retourne chez elle. Au détour d'une rue, elle entend la voix aigre de Dulièpvre qui l'appelle Citoyenne! Citoyenne! » Elle se retourne et l'attend. Citoyenne, je vous jure, dit-il en l'abordant, que j'ai bien pris votre parti... » Elle ne répond mot. Citoyenne, ajoute-t-il, il faut que je vous confie un secret. Hézine vient de donner l'ordre de poser les scellés sur vos caves à Gheverny. — Comme on voudra, répond-elle, la nation peut s'emparer de tout, pourvu qu'elle me laisse voir mon mari; mais quoi, sur tous nos vins? Je vous pré- viens que j'ai du vin de Malaga dont il ne se sert que lors- qu'il a des attaques de goutte dans la poitrine. — Oui, citoyenne, c'est pour les hôpitaux. — Mais il y a des eaux, et surtout des eaux de Vichy. — Ah ! des eaux, c'est diffè- re rent; vous pouvez les prendre. » Elle lui tourne le dos et revient chez elle. Jumeau venait de partir pour Cheverny; nul moyen de le prévenir. Dulièpvre court à Cheverny, il prend le sommelier Etienne, examine tout et veut mettre les 14. 212 MÉMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVERNY. scellés; mais comme il y avait une collection de vins fins dont le moins ancien avait dix ans, le sommelier lui repré- sente qu'il faut la veiller; alors, au lieu de mettre les scellés, il veut prendre les clefs; autre dispute. Gomme il n'avait que des ordres verbaux, l'opposition de tous mes gens et de mon fils le força de lui laisser les clefs sous sa responsabilité, et il s'en alla avec la malédiction générale. Ma femme envoya le lendemain chercher plusieurs caisses, remplies des vins les plus précieux, qui furent déposées chez nous à Blois. Cependant, la ville commençait à se rassurer sur mon compte ; tout le monde était attendri sur notre sort, et comme les autres arrestations annoncées n'avaient pas eu lieu, ma femme eut toute l'après-midi beaucoup d'honnêtes personnes qui s'offrirent à lui tenir compagnie. Elle n'ac- cepta qu'une mademoiselle Martin, fille de nos âges, bien apparentée dans la ville, et qui dès lors lui tint compagnie à demeure. C'est ici le moment de faire le portrait de ma femme. Jadis d'une figure superbe, de mœurs irréprochables, ayant un air imposant, et extrêmement bonne, sa conduite lui avait acquis la considération générale. J'avais toujours été au-devant de ce qui pouvait lui faire plaisir, et, entourée d'amis, elle vivait avec l'aisance de son rang. Tout à coup, seule, isolée, désespérée de notre séparation, il fallait qu'elle courût aux autorités pour essuyer des refus de gens sans éducation. Je ne m'étais pas, non plus qu'elle, sali avec personne; les mots de citoyens, de solides mâtins, les tutoie- ments nous étaient étrangers. Jamais nous n'avions arboré aucun de ces accoutrements civiques que tous mettaient alors; nous étions habillés, poudrés, vêtus comme dans l'ancien régime, montrant de la bonté à tout le monde, mais jamais aucune familiarité. Les circonstances et son cœur l'obligeaient coup sur coup à des démarches bien loin de ses habitudes. Enfin elle s'adresseà la municipalité. Au bout de trois jours, je reçus la permission de garder mon Simon sous la déno- QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 1787-1801. 513 mination d'aide. Elle s'e'tait avisée de dire un domestique, mais un enragé avait bien vite su lui répondre qu'un citoyen français^n 'était point un domestique, mais un aide. Je n'en fus pas du reste privé un instant, car, avant cette permission, il venait à six heures du matin et ne s'en retournait qu'à dix, après [que nous étions couchés. Nous pouvions dire jusque-làque notre position était à l'eau rose. La situation de ma maison dans la même rue et presque vis-à-vis, la liberté, que nous avions achetée il est vrai, de recevoir trois fois parjour quatre ou cinq de mes gens, qui se chargeaient chacun d'un plat ou d'une bouteille pour avoir prétexte d'entrer, nous donnaient des relations continuelles avec l'extérieur. Jumeau, qui pouvait entrer à chaque instant, adoucissait autant que possible notre séparation. CHAPITRE XXIV Arrestation de la marquise de Flamarens. — Toujours la prison de Blois. — Convois de prêtres déportés. — Les occupations des prisonniers. — Nou- veaux venus MM. du Bue, ttobbé de Lagrange, Dinoeheau. — Le trésor des Capucins. — Le docteur Gautliier. — La fête de l'Etre suprême. — Amours télégraphiques de M. Robbé. — Une lunette indiscrète. — Des- maillot. — Arrestation de Velu, Arnaud et Hézine. — Ils sont envoyés au Tribunal révolutionnaire. La marquise de Flamarens, dont il faut que je fasse ici mention pour me reposer, était dans une bien plus fausse position. Nièce de M. de Maurepas et de feu l'archevêque de Bourges, elle n'avait jamais habité avec son mari, et elle avait fait les honneurs de la maison de M. et madame de Maurepas jusqu'à la mort du premier ministre. Elle se con- sacra alors à tenir la maison de l'archevêque de Bourges son oncle. Son âme avait besoin de s'attacher; sans enfants et fort riche, elle prit une nièce de son mari, mademoiselle de Grossolles, à l'âge de six ans, et lui donna une magnifique éducation. J'étais l'ami de collège de son oncle, qui de plus était mon voisin à Herbault en Sologne; nous fîmes une liaison intime, et nous lui procurâmes la connaissance de M. et madame de Gauvilliers. L'archevêque institua sa nièce sa légataire universelle. Elle hérita d'un superbe hôtel à Paris et de ses droits sur la terre d'Herbault ; mais quoi- qu'elle y eût fait, du temps de l'archevêque , beaucoup d'embellissements, la terre fut mise en licitation. L'arche- vêque avait un frère, ancien officier, qu'on avait fait gou- verneur du château de Blois. Il avait jadis été enfermé pour avoir voulu épouser la fille du bourgmestre d'un village où QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 1787-1801. 215 il avait été en garnison '. Il l'avait épousée trois mois avant la mort de l'archevêque et en avait eu une fille. Madame de Flamarens, assez riche pour acheter Herbault, fit venir presque tout son mobilier qui était immense; il fut déposé chez M. de Gauvilliers. La terre fut vendue, mais par la maladresse du procureur et des gens d'affaires, madame Phélipeaux l'eut pour son compte et fit ainsi la fortune de sa fille. Cependant, madame de Flamarens, qui regardait made- moiselle de Grossolles comme son héritière, m'avait fait des propositions pour la marier avec le marquis de Toulongeon, mon petit-fils. Les deux jeunes gens étaient du même âge; c'était deux ou trois ans à attendre. Mon petit-fils, comme aîné, avait une substitution de soixante-quinze mille livres de rente en terres, en Franche-Comté, dont Ghamplitte était le principal objet. La Révolution arrive, tout se rompt. Madame de Flamarens veut établir sa nièce. M. le marquis du Saillant 2 , neveu des Mirabeau, est sur les rangs; on se donne parole. A peine est-ce fini qu'il émigré. Voilà madame la marquise de Flamarens et sa nièce isolées, ayant des terres et des biens immenses, mais pas une habitable. L'effroi se met dans Paris. La vieille madame de Maurepas, sourde et mourante, ne se doutait de rien ; tout fuit, excepté elle; madame de Flamarens et sa nièce se déguisent, pren- nent un fiacre et arrivent ainsi à Blois. La Terreur alors n'était pas encore venue, puisque c'était vers le 10 août. Ayant des passe-ports, elle loue une petite maison dans la rue des Carmélites, et elle tâche de se faire oublier. Elle se détermine ensuite à louer une maison assez belle où logeait le gueux d'Arnaud, le maître de pension, elle espère s'en faire un bouclier; ce n'était qu'un traître. Madame de Gau- 1 On a déjà donné les noms du mari et de la femme. Le mariage avait eu lieu à Neuvy, près Herbault, le 7 août 1780, à huit heures du soir. 2 Jean-Charles-Aimé-Victorin de Lasteyrie, comte du Saillant, qui fut colonel de cavalerie, chambellan de Napoléon I er et préfet. Sa mère, Elisa- beth-Charlotte de Riquetti de Mirabeau, était la sœur aînée de Mirabeau. 216 MÉMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVEKINY. villiers la sert de son mieux, la recevant au Guélaguette. Pour nous, nous ne communiquions avec elle que rarement. Dans le moment de la Terreur, on vient la chercher de Paris 1 , et on l'emmène en prison avec sa nièce. Elle n'en sortit qu'au 9 thermidor et rentra dans tous ses effets. Enfermée avec tous les gens les plus marquants de la France, elle tint table ouverte en sortant et les reçut chez elle. Par malheur, mademoiselle de Grossolles, tourmentée sans le vouloir faire paraître par tous ces événements, est atteinte d'une fièvre maligne et meurt le huitième jour, tout habillée, croyant n'avoir qu'un simple mal de gorge, sans avoir été alitée plus d'une heure. Elle était âgée de dix-huit ans. Un événement comme celui-là attaqua rudement le cœur et la santé de cette dame tendre, bienfaisante, et très-attachée à une enfant qu'elle regardait comme sa fille. Elle changea tous ses projets; elle se décida à abandonner tout à fait la ville de Blois, fit revenir tous ses effets, et resta à Paris où elle vit encore. Il n'y avait sorte de soins et d'amitiés que ne me rendît M. de Rancogne. J'étais plus vieux que lui, et il me traitait comme un ami qu'il faut soigner. L'abbé Boutault et le prieur Delarue venaient causer. Gidouin, poli et honnête, nous fuyait et se tenait à une distance respectueuse que nous entretenions par beaucoup de politesse. Pour Rochejean, il venait soir et matin, et sa conversation était du meilleur ton. M. de Rancogne, jouant du violon, fumant, donnant dans les sciences, dans les mathématiques et dans la physique, se détermina à faire venir son microscope solaire. En deux jours notre prison prit l'air d'un atelier de musique et de sciences. Les expériences microscopiques nous prirent deux heures, et nos quatre compagnons y assistèrent régulière- ment. Gidouin jouait assez mal du violon; faute d'autre, il 1 C'étaient, dit Y Histoire de Blois t. I, p. 232, une douzaine d'hommes de mauvaise mine se disant commissaires de la section du Bonnet rouge. On attribua généralement cet enlèvement à des vengeances particulières. Il eut lieu en février 1794. QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 1787-1801. 217 prit le second violon, et lui et M. de Rancogne y employè- rent une heure le matin, autant le soir. Nous passions le reste du temps sur nos lits, soit à lire, soit à dormir; nos repas étaient réguliers, et nous attendions ce moment avec impatience, parce que Jumeau et les autres nous rappor- taient les nouvelles de la ville. Cependant ma femme, bercée du bruit qui courait que notre arrestation ne serait pas longue, et ne voyant aucun changement, me fît dire qu'il fallait envoyer Jumeau à Paris, avec une lettre pour Lutaine, que nous savions jouer un rôle très-important dans les bureaux du Comité de salut public. Je lui écrivis donc pour savoir les motifs de mon arrestation, car on n'en donnait pas Ma belle-fille, qui connaissait beaucoup madame Treilhard, femme de l'avocat, avec qui elle avait été au couvent, voulut lui donner une lettre dont elle croyait l'effet certain. Jumeau s'embarqua donc pour Paris, et cette démarche nous aida pendant quinze jours à prendre notre incarcération en patience. Malheureusement, il n'y avait pas de jour où nous n'eus- sions le cœur brisé. Du département de la Meuse et de ceux adjacents, il nous arrivait des convois de dix jusqu'à vingt-sept prêtres, les uns chanoines, les autres bénéficiers ou curés. Ils venaientà pied ou dans des charrettes, conduits comme des veaux. Il y en avait de si vieux, de si infirmes, qu'ils tiraient les larmes des yeux. Deux neveux de l'arche- vêque de Paris ' y passèrent. Us étaient tous résignés à la mort. Ils arrivaient à six heures du soir, et on les mettait sur la paille dans une grande salle. Ils ne faisaient aucun bruit; les uns vaquaient avec une patience merveilleuse à leurs prières, tandis que d'autres étaient leurs pourvoyeurs. L'abbé Boutault, au nom de nous tous, leur procurait avec un zèle évangélique les consolations humaines. Pendant quinze jours, à six heures, nous étions sûrs d'une pareille arrivée; on les emmenait à la pointe du jour. Ils laissèrent 1 Mgr Leclerc de Juigné. 218 MÉMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVERNY. sur les murailles du dortoir la date de leur passade, leur nombre, et le nom du député qui les faisait assassiner. Un autre passage, en sens contraire, était encore plus triste. C'étaient les personnes condamnées à être menées au Tribunal révolutionnaire. Des femmes de tout rang, de tout âge, des enfants, des bommes, étaient conduits aux Carmélites pour partir le lendemain. Je m'enfermais sans en voir aucun, tandis que Gidouin et Rochejean tenaient leurs assises chez le concierge et s'amusaient des récits des pri- sonniers. On était sûr que s'il y avait un terroriste, il deve- nait l'ami intime de Gidouin. Nous étions cependant très-libres de nos actions, et mon domestique s'aperçut qu'une ancienne porte cochère était toute grande ouverte. Il nous en avertit, et nous en fûmes prévenir le concierge. On avait levé proprement la serrure qui ne tenait qu'à deux clous. Gidouin s^en servait tous les soirs pour aller voir la fille d'un commis principal des effets de guerre. Cette découverte dérangea fort ses bonnes for- tunes. Pour nous, à qui il était si facile de sortir, nous nous dîmes qu'il n'y aurait qu'un fil de soie, que nous ne le rom- prions pas. M. Bâillon, commissaire des guerres, avait été incarcéré aux Carmélites, jugé et blanchi. Il était né avec une âme excellente, et avait montré de l'énergie en plusieurs occa- sions; sa principale qualité était de se rendre utile aux mal- heureux. Par sa place, les prisons lui étaient ouvertes, ayant l'inspection sur les militaires. Il vint nous voir dès qu'il le put, et nous pûmes juger de son cœur noble et généreux ; il nous offrit courriers, chevaux, ses secrétaires, ses commis, nouvelles particulières, crédit vis-à-vis de Tallien et de Garnier. Il y avait environ quinze jours que nous vivions dans un calme pire que la mort. Nous charmions cet ennui, car il faisait le plus beau temps du monde, par les expériences du microscope solaire, que M. de Rancogne faisait et démon- trait avec une netteté très-intéressante depuis midi jusqu'à QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 1787-1801. 219 l'heure du dîner. Tous les prisonniers y venaient, Roche- jean, Gidouin, Boutault et Delarue y étaient fidèles; lorsque ma femme nous fit dire que notre liaison avec Rochejean faisait un très-mauvais effet dans la ville; il y était détesté, et on le regardait comme le bourreau et le délateur de tous les honnêtes gens. Nous n'avions personnellement aucun sujet de nous en plaindre; il était doux, poli, avait le ton de la meilleure compagnie et ne parlait que littérature. Nous l'avions prié une ou deux fois à souper, et nous lisions ensemble les nouvelles sans affectation. Cet avis nous parut sérieux — nous savions tout l'intérêt que la ville nous portait. — Nous convînmes donc que nous lui ferions connaître tout naturellement ce qui se passait. M. de Rancogne le lui dit avec délicatesse; Rochejean répondit dès les premiers mots que, sans la manière dont nous l'avions traité, il aurait de lui-même cessé de venir chez nous dans la crainte de nous porter préjudice, mais que dès ce moment il s'abstiendrait de nous voir. M. de Rancogne vint me faire part de l'issue de sa négociation. Je crus convenable de des- cendre dans le cloître ou Rochejean se promenait; je lui témoignai le regret que j'avais de ne plus pouvoir le rece- voir. Gomme suppléant à la Convention, il s'offrit à nous servir; je lui répondis, avec ma douceur et mon urbanité ordinaires, que je ne l'importunerais jamais, quoique dans toute occasion je fusse disposé à lui rendre service. Nous nous séparâmes les meilleurs amis du monde. Je lui prê- tais toujours les livres, dont j'avais une abondante pro- vision, et lorsqu'il les reportait, ses visites étaient d'un instant. Nous apprîmes bientôt qu'il était arrivé un ordre du Comité de salut public de transporter tous les prisonniers de Pont-Levoy aux Carmélites. En effet, le lendemain, il arriva une diligence et deux charrettes; dans la diligence se trou- vaient M. du Bue, son laquais, M. et mademoiselle de Lagrange; dans las autres étaient M. Dinocheau et M. Men- jot, propriétaire de terres. 220 MÉMOIRES DU COMTE DUFOI1T DE CIIEVERNY. M. du Bue *, très-riche propriétaire de la Martinique, avait soixante-dix-huit ans. Homme de cinq pieds dix pouces, fait au tour, il avait une figure superbe et une jambe détachée comme à dix-huit ans. C'était un homme du plus grand mérite, et le duc de Ghoiseul qui connaissait ses talents lui fit toutes les cajoleries possibles pour lui faire accepter la place de chef du bureau des colonies. M. du Bue la prit par com- plaisance, car il n'était pas ambitieux et avait 800,000 li- vres de rente; il s'en acquitta supérieurement. Nommé en 1764, il se retira un an avant la disgrâce du ministre, au grand regret de tous, et resta l'ami du duc et de la duchesse de Gramont. Par attachement pour eux, il avait acheté la terre de Chissay, que lui avait cédée le duc. Cette terre était à trois lieues de Chanteloup et à une demi-lieue de Montri- chard. Il avait eu douze ans auparavant une attaque de paralysie, mais, sans un œil qui papillotait un peu, on nes'en serait pas aperçu. Son fils, qui avait autant de mérite que lui, était passé en Angleterre dès le commencement de la Révolution. Un homme de ce mérite fut recherché de tous les partis; nommé à l'Assemblée constituante et à l'Assemblée législa- tive, il refusa; inscrit sur la liste du club de Massiac 2 , il n'y parut jamais. Il avait vécu deux ans au château de Saint- Germain, chez son ami intime le maréchal de Noailles, mais craignant qu'on ne le rendît responsable de la conduite de son fils 3 , qui avait trente-six ans, il s'était retiré à Chissay 1 Jean-Baptiste du Rue, né en 1717 à la Martinique, mort à Paris en 1795 Plusieurs membres de sa famille s'étaient distingués par leurs services. Déléjju en 1761 par la colonie auprès du duc de Ghoiseul, il fut bientôt après nomm chef du bureau des colonies, position qu'il conserva jusqu'en 1770. 11 pri alors le titre honoraire d'intendant des deux Indes. Il était déjà syndic de 1 Compagnie des Indes. C'était un homme de mérite, à idées élevées, dont i est souvent question dans les Mélanges de madame INeckek. Voir aussi Duteks Mémoires d'un voyageur qui se repose, t. Il, p. 287, l'Introduction d M. de Lescure à la Correspondance secrète, p. xn, etc. 2 Club qui existait depuis le commencement de la Révolution; il n'étai composé que de colons ennemis de l'émancipation. II se réunissait à l'hôte Massiac, rue Pa^evin. 3 Louis-François du Bue, qui joua un rôle important à la Martinique pen QUATRIÈME ET DERNIÈHE ÉPOQUE 17*7-1801. 221 où il avait fait une vente simulée à son neveu du même nom, qui avait épousé sa nièce, pour ne donner aucune prise sur lui et vivre ignoré. Mais le Comité de salut public, sous pré- texte d'une liste du club Massiac, où il était inscrit, comme je l'ai dit, sans y avoir jamais paru, envoya l'ordre de l'incarcérer ', probablement pour le faire conduire au tri- bunal. Les scellés étaient mis partout chez lui, même sur l'argent et les assignats. On l'enferma avec un seul domes- tique à Pont-Levoy, où le supérieur adoucit autant que pos- sible sa détention. M. Robbé de Lagrange, dont j'ai déjà parlé, ayant épousé une femme de qualité fort laide et fort vieille, savait, comme dit Sedaine, ce que c'était que vivre en prison; il y était depuis vingt mois. Enfermé d'abord à la grande prison, parce qu'à la tête de la garde nationale il avait suivi par force une insurrection au Mans 2 , il avait été acquitté, puis réincarcéré comme suspect. Quoiqu'il eût cinquante ans sonnés, c'était un joli enfant de quinze ans, faisant des vers, étourdi comme s'il sortait du collège, toujours gai, toujours obligeant. Tel était le compagnon de M. du Bue; ils faisaient ordinaire ensemble. M. Dinocheau, jadis avocat, protégé par M. de Thémines, avait été de l'Assemblée constituante; il se fit connaître alors par le Courrier de Madon 3 , réponse critique au Cahier de Madon, ouvrage de M. l'évêque de Thémines, où celui-ci avait déployé quelques principes faits pour déplaire aux enragés. Ce fut une marque d'ingratitude qui lui fît tort dant la Révolution. Il fut nommé intendant à Saint-Domingue en 1814, député en 1827, et mourut à Paris la même année. 1 Un décret du 9 mars 1794- avait ordonné l'arrestation des membies de ce club, et en général de tous les colons opposants. Il fut rapporté le 17 novembre de la même année. 2 L'affaire était fort ancienne. C'était le 7 décembre 1791 qu'avait eu lieu l'insurrection de la commune de Choux district de Montdoubleau, où M. Robbé de Lagrange avait été compromis. Il avait été dénoncé le 22 à l'Assemblée, et le rapport concluant aux poursuites est. du 28. Moniteur des 30 et 31 dé- cembre 1791. 3 V. t. II, p. 111. 222 MÉMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVEltNY. dans le pays, où l'on savait que l'évêque lui avait tendu une main secourable. Il croyait avoir une grande réputation, parce qu'il avait de l'esprit et qu'il était avocat; ancienne- ment destiné à la prêtrise, il était pourtant un des premiers détracteurs de la religion. Jl fut nommé premier juge crimi- nel du département, et s'acquitta de ses fonctions avec une grande distinction, de la noblesse et des talents. A l'élection suivante, il fut nommé procureur de la ville, et s'entoura des plus honnêtes gens. Connaissant Carra, Gorsas, Tallien, de l'Assemblée constituante , il plaida la cause des citoyens contre les jacobins, et par sa fermeté il empêcha les clubs, et les troupes révolutionnaires qui passaient continuellement, allant en Vendée, de massacrer les meilleurs habitants. Cela suffit pour que dans l'assemblée tenue par le député Guim- berteau, on décidât d'incarcérer Dinocheau, qui fut traîné de prison en prison, aux Carmélites, aux Ursulines, à Orléans, et à Pont-Levov, d'où il revenait aux Carmélites. M. Menjot', propriétaire d'une terre près Mon tricha rd, arrêté pour ce seul titre, était marié et avait des enfants. Homme plein de force et privé d'exercice, il avait demandé à faire le voyage à pied. On faisait aussi des arrestations dans la ville. M. le mar- quis de Baillehache, âgé de cinquante ans, qui, pour se sau- ver, s'était prêté à tout, venait d'être incarcéré. Ce n'était pas pour sa fortune, mais pour son titre. Il arriva dans le corridor de telle manière que nous crûmes qu'il venait nous faire visite; nous ne tardâmes pas à être détrompés. Un chi- rurgien de village était venu à la ville un jour de fête en habits des dimanches; ayant dit qu'il s'était fait si beau à cause de la fête, il fut incarcéré sur-le-champ. Un frère ca- pucin, jadis garçon apothicaire de l'Ordre, étant saoul, avait envoyé la République au diable ; il vint aussi nous tenir com- pagnie. C'était un bonhomme à peu près nul, excepté sur 1 Paul-Philippe-Antoine Menjot, vicomte de Champfleur-Gioustel, dont le fils aîné, Paul-Louis-Augustin, épousa en 1824 l'arrière-petite-fille de l'auteur, Edme-Gabrielle des Meloizes-Fresnoy. QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE l 787-1801. 223 les plantes. Il nous raconta la querelle de l'Ordre au com- mencement de la Révolution; elle est trop plaisante pour ne pas la rapporter ici. Il y avait àBloisune capucinière, ou hospice des Capucins, située hors de la ville dans le plus beau site possible, à côté du pâté de Gaston '. Cette capucinière était desservie par trois Pères et deux Frères ; ils avaient la confiance de la ville, quoiqu'on ne fût pas fort dévot. M. l'évêque de Thémines avait choisi le gardien pour confesseur; il l'avait tous les jours à dîner avec lui quand il résidait dans son évê- ché. Ces Pères affectaient la plus grande misère, quoique chez eux tout fût charmant, et ils envoyaient les deux Frères quêter dans la ville. La Révolution arriva; le gardien de Tours, qui était dans le secret de l'Ordre, vient au couvent; tous les cinq se rendent au trésor en dépôt il était de neuf mille cinq cents livres. Grande dispute on demande le partage égal, mais les supérieurs s'y refusent. L'humeur prend à l'un des Pères qui était fort violent; il court faire sa déposition à la municipalité, qui envoie avec lui deux gen- darmes et la force armée. On s'empara du trésor, qui fut envoyé à Paris. Les gens sensés plaignirent ces vieux céliba- taires à qui on enlevait leur dernière ressource, d'autres rirent de leur inconséquence 2 . De tous les arrivants, M. Dinocheau seul vint nous voir. Nous étions prévenus que les sans-culottes nous feraient un crime de le recevoir; nous le lui dîmes, et il fallut bien qu'il se contentât de nous avoir vus un instant. Jumeau était revenu de Paris sans avoir pu rien faire; il ne nous apportait que des espérances éloignées. Nos lettres avaient été remises; Lutaine, vêtu en terroriste, à la tête du bureau des impressions, et logeant dans l'appartement de 1 Qu'on nomme maintenant la butte des Capucins, et qui domine la ville. On croit que c'est un ancien tumulus. 2 D'après YHisloire de Biais t. II, p. 453, il y aurait eu, en effet, désaccord entre les Capucins pour le partage, mais ils se seraient bornés à soumettre leur différend à l'arbitrage du maire, qui, ne pouvant les concilier, fit verser la somme litigieuse dans la caisse du gouvernement. 224 MÉMOIRES DU COMTE DIJF0RT DE CHEVERNY. Madame Elisabeth, avait fait des promesses. Il paraissait pouvoir tout et ne pouvait rien. Quanta madame Treilhard, malgré toutes ses anciennes offres de service, elle n'avait pas daigné répondre. Les arrestations redoublaient. On incarcérait impitoyable- ment ceux qui n'avaient pas de cocardes. M. Desaires et M. Dufay vinrent augmenter le nombre des malheureux. M. Dufay était un homme d'esprit et de talent qui avait beaucoup perdu à la Révolution. Il était lié depuis plusieurs années avec M. Robin l , peintre d'histoire, qui était marié à Blois et y avait des possessions. Cet artiste s'était fait connaître par le salon italien que M. de Thémines avait fait construire à Blois; l'évêque, qui était un homme de goût, lui avait fait faire aussi plusieurs grands tableaux, soit pour la cathédrale, soit pour diffé- rentes églises, un entre autres, représentant saint Louis 2 , qui était fait pour augmenter sa réputation, et il y avait dans Paris plusieurs peintures de lui qui avaient quelques droits à l'estime des connaisseurs. Dans les commencements de la Révolution, le comité de Blois saisit une lettre dans laquelle il envoyait à son ami Desaires une chanson qui courait en l'honneur de Louis XVI, en lui recommandant de la montrer à ses amis particuliers, tels que Dufay. Le sieur Dufay, frère du maître de la poste aux chevaux, régisseur de la terre de Saumery, passait pour un très-hon- nête homme et l'était en effet. Madame la marquise de Saumery mademoiselle de Menou était sortie de France avant la Révolution, avec tous ses passe-ports, pour soigner la santé de son fils, le marquis de la Garre-Saumery, qui était menacé d'un polype au cœur. Elle avait été traitée comme émigrée; les fermes avaient été vendues, les meu- 1 Jean-Baptiste-Claude Bobin, né en 1734. Il en est question dans la Cor- respondance de Grimm expositions de peinture de 1773, 1779, 1783, 1787 et 1789. C'était, en outre, un critique d'art estimé, et il a fait des notices historiques sur plusieurs artistes. 2 II est encore à la cathédrale de Blois, dédiée à saint Louis. QUATRIÈME ET DEKNIÈRE ÉPOQUE l78T-180l. -225 Lies, les vins, les bijoux livrés à l'encan. Le sieur Dufay, en honnête homme, y avait mis opposition et les avait défendus d'une façon si prononcée qu'il avait irrité contre lui tous les faiseurs et dilapidateurs de Blois. La lettre de Robin fut une trouvaille pour les coquins on en prit une copie et on l'en- voya au Comité de salut public avec une bonne dénoncia- tion. Desaires et Dufay sont arrêtés; Robin prend la fuite et se cache dans Paris. Après quatre mois, ils sortent et vivent tranquilles. Garnier, le député, revient à Blois; les terroristes semblaient avoir le dessous. On cherchait à appeler dans les places les gens probes et capables. Desaires est nommé par Garnier au Département, il s'en défend et il tarde de s'y rendre. Cependant, le comité de Blois s'as- semble, furieux; il fait revivre la dénonciation, fait incarcérer Desaires et Dufay, et Je Comité de salut public donne ordre de saisira Paris Robin, qui revient se cacher chez lui à Blois. C'est ici qu'il faut que je fasse mention d'une personne dont les soins et l'amitié m'ont été d'une grande consola- tion. Le sieur Gauthier, né à Blois, appartenant à tout ce qu'il y a de plus honnête dans la ville, était orphelin, sans aucune fortune, et vivait avec une sœur aînée non mariée et pleine de mérite. S'ennuyant à quinze ans de vivre dans l'oisiveté, il partit un beau matin en sabots et se rendit à Paris. Né avec de l'esprit, une grande facilité à parler et de l'énergie, il se détermina à prendre l'état de chirurgien accoucheur, pour lequel il se sentait des talents. S'adressant au sieur Lambot, notaire, né à Blois, à titre de parent ou d'ami, il l'intéressa en sa faveur, fit des progrès étonnants et finit par se marier très-avantageusement et gagner sur le pavé de Paris trente mille livres de rente et beaucoup de réputation *. Devenu veuf avec une fille, il se remarie avec une demoiselle de Saint-Domingue qui lui apporte une habi- tation. Aimant la littérature, il y met tout son superflu et se forme une superbe bibliothèque. 1 C'est probablement Gauthier de Claubry; il n'y a pas d'autre Gautier parmi les chirurgiens de Paris dans les années qui ont précédé la Révolution. If. 13 22G MÉMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVERNY. La Révolution arrive ; il est appelé à la Ville et forcé de prendre la présidence du bureau l . Il l'accepte, à condition de ne donner aucune signature et de n'avoir aucune respon- sabilité ; il est assez heureux pour sauver la vie à plusieurs personnes illustres. La Révolution tourne en sens contraire; il est dénoncé, proscrit ; on brûle sa bibliothèque ; son habi- tation de Saint-Domingue est saccagée, sa fortune se trouve à vau-l'eau. Obligé de se cacher, voyant son nom affiché à tous les coins de rue, il s'enfuit à Biois, où il n'avait pas paru depuis l'âge de quinze ans, mais où il avait conservé quelques maisons, anciennes propriétés de sa famille. Il y retrouve M. et madame Lambot qui l'avaient précédé. La réputation de ses talents l'y avait suivi. Ses yeux étaient dessillés, il ne voyait plus que les abus de la Révolu- tion. Depuis un an, malgré la jalousie des gens du métier, il prenait de plus en plus consistance. J'avais fait connaissance avec lui, et, me voyant incarcéré, il demanda au Comité, sous prétexte de ma santé, la permission de venir me voir tous les deux jours, et il vint chez ma femme jusqu'à trois fois par jour. Il était dans ce moment bien plus le médecin de mon esprit que de mon corps. Ayant des relations intimes avec Tallien, il prévoyait déjà la chute du pouvoir de Robespierre et raffermissait nos faibles espérances. Je ne connaissais en aucune manière M. Desaires, mais feu M. de Gypierre m'en avait dit toute sorte de bien. Avec notre parti pris de ne communiquer avec personne, il serait bien venu un millier d'incarcérés que nous ne leur aurions pas parlé. Mais le sieur Gauthier nous conta la manœuvre diabolique qu'on avait employée contre M. Desaires, et de ce moment il se forma entre nous une intimité qui probable- ment durera toute notre vie. Ce fut à peu près dans ce temps-là qu'il y eut une fête à l'Être suprême 2 . Nous nous transportâmes dans un grenier 1 Je ne le trouve pas sur les listes de la municipalité de Paris. 2 MM. Bergevin et Duprét. I, p. 237 en reproduisent un curieux compte QUATRIÈME ET DERNIERE EPOQUE 1787-1801. 227 pour en juger, car elle avait lieu en partie sur le pâté de Gaston. Tout ce que les sauvages ont imaginé de plus horri- ble en musique n'était rien en comparaison; des tuyaux de fer-blanc en porte-voix, imitant le mugissement des bœufs, Faisaient la base fondamentale de ces hurlements patrioti- ques. Toutes les autorités en costume, des comédiens, des filles de la ville, des bœufs, des instruments aratoires, un prêtre de l'Être suprême, des discours, des chansons patrio- tiques, rien n'y fut épargné. M. du Bue fut conduit par moi à une croisée de grenier où nous étions seuls. Son cœur dé- borda à cette vue il parla avec un feu, une éloquence telle que je ne pus le quitter qu'en voyant approcher des curieux; je changeai alors de conversation et me retirai le plus poli- ment que je pus. Je n'avais jamais vu M. du Bue; par un hasard singulier, nous ne nous étions pas rencontrés à Ghanteloup, quoiqu'il y fût presque à demeure. En vingt-quatre heures, nous nous décidâmes à lui proposer de manger ensemble. A l'instant, je monte chez lui et je lui fais ma proposition; il me répon- dit Je ne m'oppose jamais au bien qu'on veut me faire. » M. de Lagrange faisait ordinaire avec lui, et il fut con- venu qu'il ferait la partie carrée, ainsi que sa sœur, qui, quoique libre, ne le quittait jamais. Notre société devint in- time avec M. du Bue; son esprit, ses connaissances, sa phi- losophie religieuse et éclairée adoucissaient l'esprit satirique dont il se servait très-agréablement. Notre chambre, comme étant la plus commode, servit de salon et de salle à manger. Avec un peu de prestige, on pouvait se figurer être à la suite de la cour dans les voyages de Gompiègne ou de Fontai- nebleau. Cette compagnie contribua à adoucir nos maux réels. Cha- que Moniteur nous apportait la nomenclature de toutes les personnes sacrifiées, presque tous parents, amis ou connais- sances. La sensibilité de M. du Bue fut affreuse pour madame rendu dans le style du temps. Cette fête eut lieu le 8 juin 1794, le même jour qu'à Paris. 15. 22S MEMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVERNY. de Gramont et les Noailles. Quand il se mettait sur la poli- tique, il parlait avec un feu étonnant. Il attribuait tous les maux de la Révolution aux œuvres qui étaient entre les mains du peuple; il n'épargnait ni Rousseau, ni Montes- quieu, ni Raynal, ni les encyclopédistes, ni les économistes; il n'attribuait qu'au défaut de religion et de morale tous les maux qui nous avaient assaillis. Il se plaignait de la maison royale, dont tous les membres étaient incapables de se frayer un chemin au trône. Il disait que si, comme Henri IV, ils avaient eu un peu d'ambition, la maison de Bourbon aurait acquis l'empire de l'univers; qu'il y avait longtemps qu'il avait donné le projet de disséminer les princes de la maison rovale et les princes du sang en leur donnant de grandes possessions; qu'un roi à Pondichéry, un autre à Saint-Do- mingue, un en Amérique auraient donné des racines à cette maison; qu'il était inutile d'avoir des possessions lointaines qu'on ne pouvait pas gouverner; qu'elles seraient bien plus utiles, régies par le même sang, d'après les mêmes intérêts, et réunies par un commerce actif. Il maudissait M. de Maurepas pour son insouciance, M. Turgot pour ses folies d'économiste; il reprochait à la Reine d'avoir foulé aux pieds l'étiquette, d'avoir laissé ridi- culiser son mari. Il prouvait que le peuple français, accou- tumé à respecter son roi comme une divinité sur terre, avait profité de cette déconsidération pour l'assassiner, tout en méprisant celle qui par son inconséquence en était l'auteur; il rapprochait les circonstances, montrant le Roi conduit à la mort en berline, et la Reine menée ignominieusement en charrette. Ses conversations étaient variées. Gai, d'une très-bonne santé, il prenait quelquefois un violon et faisait voir par son jeu qu'il avait été de première force. Pour M. de Lagrange, il faisait des vers, ne pouvait se fixer un instant, courait, apportait des nouvelles qui souvent n'avaient nul fondement, et se berçait d'espérances qu'il fon- dait sur un commissaire du pouvoir exécutif, jadis chanteur QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 1787-1801. 229 dans les cafés du boulevard. L'histoire qui m'arriva avec lui à ce sujet est trop plaisante pour que je ne la consigne pas ici. M. de Lagrange, qui avait une maison sur le haut de la montagne, près Saint-Nicolas, en avait loué une partie à un nommé Champignole, ayant avec lui sa femme et une fille de dix-liuit ans qui, disait-on, était jolie comme un ange. Ma- demoiselle de Lagrange, qui cherchait tous les moyens de faire sortir son frère de la captivité, voyant que ces dames étaient amies intimes du chanteur pouvoir exécutif, leur fit tant d'éloges de Lagrange, qu'il noua une intrigue par lettres avec mademoiselle Ghampignole. Peu discret, il montrait à tout !e monde les lettres et les réponses. Je ne fus pas des derniers, quoique je reçusse la chose avec une grande indif- férence. Il avait emprunté une lunette à M. de Rancogne, et disparaissait des trois ou quatre heures. Il nous conta qu'en montant dans le grenier du clocher des Carmélites, il découvrait avec sa lunette tout ce qui se passait dans l'appar- tement de mademoiselle Ghampignole, qu'il était en rela- tion de signaux avec elle, et qu'il était le plus heureux des hommes. Je pensais en rester là, mais pendant quatre jours ce fut une vraie persécution pour que je l'accompagnasse au grenier. Le quatrième jour, il avait pris rendez-vous à une heure fixe et annoncé qu'il m'amènerait. Enfin, je cède et j'arrive au grenier ; il me montre une grande fenêtre vis-à-vis, me prête sa lunette et me dit Regardez! » Je regarde. Voyez-vous cette jolie personne? — Oui, je la vois, il y a un homme avec elle. — Est-ce vrai? reprit-il, c'est le com- missaire du pouvoir exécutif. Elle ne nous fera pas de signes tant qu'il y sera. » Je lui passe froidement la lunette Regardez, lui dis-je, vous avez plus d'habitude que moi de la lunette. Examinez bien. » — Il regarde, saute, cabriole comme un jeune homme, riant et criant Ah! morbleu, je suis eu. » J'éclate de rire et viens conter cette scène à noire chambre. Cependant le sieur Rochejean, qui avait été mis par le juge 239 MÉMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVEIINY. aux Carmélites, fut transporté à la grande prison. Il était accusé de dilapidation comme supérieur du séminaire, mais on voyait clairement qu'on voulait l'atteindre sur ses forfaits comme révolutionnaire. Il n'eut que le temps de nous ren- voyer quelques livres, et mon domestique se trouvant sur la porte comme deux gendarmes l'emmenaient, il le chargea de nous faire ses adieux et ses compliments. Un nommé Desmaillot ', jadis, disait-on, instituteur de Saint-Just, vivant sur les boulevards aux petits spectacles comme versificateur à gages, avait trouvé le secret, introduit par Lutaine, secrétaire du comte de Pilos, de venir piquer parfois sa table sous prétexte de lui lire quelques pièces de vers. Grâce à ses intrigues, il fut nommé par Robespierre commissaire du pouvoir exécutif depuis Paris jusqu'à Blois. On se flattait qu'il aurait les pouvoirs les plus amples pour rendre justice aux incarcérés, mais ce n'était pas le but de Robespierre. Il l'envoyait pour inspecter les pouvoirs, les trouver coupables, — ce qui n'était pas difficile, — les faire conduire au Tribunal révolutionnaire, et ainsi supprimer tout ce qui pouvait lui faire opposition. Desmaillot avait pour ordre d'enlever toutes les procédures, même celle contre Rochejean. Tenant ainsi dans les mains les coquins qui lui auraient obligation de la vie, Robespierre pouvait s'en servir pour un temps, quitte à les détruire après. On annonça donc Desmaillot un mois d'avance; on prôna la justice qu'il faisait des coquins à Orléans, en les faisant arrêter et conduire au Tribunal révolutionnaire. Il s'arrêtait partout, ayant l'air de faire des actes de justice. Il arrive à Beaugency; il ignorait que le comte de Pilos y était incar- céré avec M. Lecouteulx du Moley. Il le traite avec respect et considération, avoue qu'il n'a pas le pouvoir de le faire 1 Antoine-François Eve, dit Desmnillot 1747-1814, soldat déserteur, puis comédien et auteur dramatique. Il avait, paraît-il, conservé les manières de son premier état. Un jour qu'il était à la tribune du club, raconte M. Lottin, la mémoire; vint à lui manquer. Sans se déconcerter, il saisit un violon et se met à jouer un air de contredanse au milieu de l'hilarité générale. Histoire de Bcaur/ency, t. I, p. 2'6. QUATRIÈME ET DEUNIÈRE ÉPOQUE 1787-180J. ?3I sortir, mais promet de retourner à Paris et d'être le premier solliciteur. Enfin, il arrive à Blois. Les deux premiers jours, il fut à sa besogne, et prit tous les renseignements sur le Comité révolutionnaire, le procureur Hézine et les autres. Ma femme lui fit demander une audience pour lui parler de M. de Rancogne et de moi. Il la lui accorda, et elle en fut fort contente; il lui montra du respect, la rassura, fit l'éloge de Robespierre, de son humanité, de sa justice, disant qu'il ne faisait aucune acception de personnes, et qu'il aimait la noblesse quand elle se conduisait aussi sagement que nous. Il lui assura que notre arrestation ne pouvait être longue, et qu'il allait retourner à Paris prendre des pouvoirs ad hoc. Rien n'est si aisé que de flatter des incarcérés. Nous jouîmes de ces bonnes paroles sans trop espérer, et il partit pour retourner à Paris sans que nous en fussions plus avancés. Huit jours après, il était près de onze heures du soir, je m'étais couché le premier, et M. de Rancogne était prêt à en faire autant, quand le curé de Cour, Delarue, entre dans notre chambre et nous dit Il y a quelque chose de nou- veau; les chiens aboient, et la sonnette va grand train. » M. de Rancogne, le curé et Simon vont se poster dans l'église, à une grille qui donnait sur la porte d'entrée. Ils voient arriver deux membres du comité c'étaient Arnaud, le maître de pension , un des plus forcenés , et ensuite Velu, le maître d'école. Le lendemain matin , nous envoyons aux renseignements, et nous apprenons qu'Arnaud et Velu sont incarcérés par l'ordre du Comité de salut public. Nous n'avions pas eu le temps de faire nos réflexions quand la porte de l'escalier qui donnait dans le jardin s'ouvre, — elle n'était pas à une toise de nos fenêtres, — et nous voyons débou- cher Hézine, en bottes, Arnaud et Velu, accompagnés du concierge. Nous pensions qu'Hézine venait pour inspecter la prison, lorsque le concierge s'échappe et vient nous dire Les voilà tous dedans à leur tour! » On peut juger de notre étonnement. Nous descendons tous les deux dans la cour; les trois scélérats étaient fort embarrassés de leur con- 232 MÉMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVERNY. tenance. Citoyen, dit Hézine à M. de Rancogne, a-t-on des nouvelles ici? — Oui, lui répondit-il, il y en a ; mais pourquoi les voulez-vous? Vous les avez en ville. — En 32 MEMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVERNY. pas. » Et il se dirigea vers la porte. Cette réponse hardie étonna M. de Ségur, qui, le rappelant, lui dit Monsieur, a vous me parlez bien vivement. Asseyez-vous et vovons ensemble comment nous pourrions empêcher de braves gens de se tuer. » Cette manière de traiter désarma Lau- renceot. Il conseilla à M. de Ségur d'éloigner les deux régi- ments et d'enjoindre aux officiers qui avaient des rendez- vous de reprendre leur parole, s'engageant de son côté à calmer les légistes. M. de Ségur consentit; la convention fut exécutée, et Laurenceot fut bien vu de tous les partis. Lorsque la Révolution éclata, il fut nommé commandant de bataillon pour mener les volontaires à l'armée; il devint officier général et fut élu représentant à la troisième légis- lature. En même temps, le fils d'un closier de son père, élevé comme légiste et son ami, perçait par un mérite trans- cendant; c'était le fameux Pichegru. Leur intimité était telle que ce dernier logeait toujours chez Laurenceot, lorsqu'il revenait voir ses parents. Ce fut dans cette affreuse législature que le procès du Roi eut lieu. Laurenceot ne vota point contre son maître l ; aussi fut-il des soixante-treize qui furent incarcérés. Promenés de prison en prison, remplaçant à l'hôtel des Fermes les fer- miers généraux qu'on venait d'assassiner, ce qu'ils avaient souffert était épouvantable. Enfin le 9 thermidor arriva, et ils reprirent leurs places à la législature. Ce fut alors que Laurenceot fut nommé pour venir à Blois. Depuis la première Assemblée, où j'avais parents et amis, j'avais bien résolu de ne jamais voir aucun représentant; je n'avais pas cru nécessaire d'aller voir Brival, qui n'avait ait que me rendre justice; mais le sieur Bâillon, commissaire des guerres, qui m'avait si bien traité dans mon arrestation* m'invita à aller dîner chez lui avec Laurenceot et Marmé, son beau-frère et secrétaire; je prétextai une affaire et m'en dispensai. Laurenceot, qui n'avait rien à se reprocher, dit 1 11 vota la réclusion et le bannissement. QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 1787-1801. 253 que si je le connaissais, je lui rendrais justice, et, sachant que je donnais tous les jours à souper, il nous fit demander la permission d'y venir, ce que nous ne pûmes refuser. Dès le soir même, il arriva, sortant du club où il avait été rétablir le calme. On jouait; il se mit à jouer au trente- et-quarante et à d'autres jeux, avec noblesse et indifférence; enfin, il nous conta ce qu'il avait souffert, et nous présenta Marmé, son beau-frère, qui avait partagé son incarcération. La connaissance une fois faite, tout le temps qu'il passa en mission, il vint souper régulièrement, soit chez nous, soit dans notre société, et jamais nous ne trouvâmes rien de répréhensible dans sa conduite ou dans ses sentiments. Quoi- qu'il ne fût pas en état de jouer le rôle d'intendant, ou plutôt de proconsul, il eut le talent de plaire à tout le monde, excepté aux enragés. Il en a depuis reçu la récompense, ayant été nommé par les assemblées primaires pour être un des anciens députés réélus. — Il entra ainsi au conseil des Cinq-Cents. Il allait de temps en temps visiter les districts et y rétablir l'ordre. M'ayant dit qu'il comptait aller à Romorantin, je lui proposai de le mener à Cheverny, où il prendrait les chevaux que l'agent militaire lui fournissait. Je l'emmenai dans ma voiture à Cheverny, où je le traitai avec sa compagnie. Dès qu'il eut vu la beauté de l'habitation, il s'écria avec une naïveté pénétrante Comment, vous vivez encore! » Et nous eûmes la conversation la plus franche et la plus intéres- sante sur le système de destruction générale de Robespierre. Je lui fis voir que mes grilles avaient été enlevées par la réquisition du représentant Ferry, et je demandai qu'on me les rendît, ainsi qu'aux autres particuliers. On pouvait dire quelles avaient été volées sans objet, car presque toutes étaient encore dans la cour du District et du Département. Il écrivit comme représentant aux Comités, et il y eut un ordre de rendre à chacun les fers qu'on lui avait pris, s'il pouvait les découvrir. Mes grilles étaient démontées, mais je les retrouvai à peu près, et il m'en coûta, pour les rétablir 254 MÉMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVERNY. comme elles étaient, environ onze mille livres en assignats, ce qui représentait à peu près douze cents livres en numé- raire. J'avais perdu, dans les trois premières années de la Révo- lution, vingt-trois mille livres de rente en droits seigneu- riaux, en dîmes, droits sur les sels à Oléron et Broua^e, ma pension sur le trésor royal accordée par Louis XV, et plu- sieurs autres objets dont je ne fais pas mention ! . J'avais eu à subir les passages des gardes nationales, les contributions énormes mises par les jacobins, les réquisitions de tout genre, la saisie, sous le nom de don patriotique, de ce qui restait de vaisselle d'argent. J'avais fait des frais considérables pour empêcher mon second fils de servir quoiqu'il ne fût d'aucune réquisition, en fournissant d'abord un homme à sa place, et ensuite en l'envoyant lui-même tout équipé servir dans la garde nationale de Tours. Ma détention de quatre mois avait entraîné des dépenses excessives. J'avais manqué perdre plus encore. Le député Eschasseriaux avait, dans le temps de la Terreur, proposé et obtenu que Ton détruisît tous les étangs, sans aucun plan d'administration, sans même en discuter les inconvénients; j'en avais cinquante et un, on ordonna d'en dessécher quatre, et je fus obligé de faire constater que les autres ne pouvaient être bons à rien 2 . J'avais planté une avenue de peupliers à quatre rangs, en droite ligne, d'une lieue et demie la motion était faite de les abattre tous pour ôter l'air de féodalité ; j'eus un instant la crainte qu'elle ne fût adoptée. On prit mes plus beaux arbres pour la marine, et il n'y avait pas de semaine où je n'eusse à faire transporter dans les magasins militaires de Blois mes grains mis en réquisition ; heureux lorsqu'on n'envoyait pas mes voitures chercher du blé jusqu'à Vendôme! Les manœuvres, les charretiers ne se louaient plus que pour un mois, et les prix augmentaient à vue d'œil; je me suis vu 1 On trouvera au chapitre xxix un état détaillé de toutes ces pertes. 2 Décret du 14 frimaire an II L4 décembre 1793 Tous les étants seront mis à sec avant le 15 pluviôse prochain... » Abrogé le 1 er juillet 1795. QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 1787-1801. 255 obligé de payer toute une année quatre maçons pour répa- rations urgentes, chacun à vingt écus par jour en assignats. On peut juger des autres ouvriers à proportion. Je ne fais pas mention des arbres de la liberté qu'on venait prendre dans mon parc, du brûlement de tous les titres féodaux, du décret, rapporté plus tard, par lequel on confis- quait tous les livres et estampes qui portaient des armoiries, de l'ordre d'abattre tous les murs et de fouiller dans les églises, de la réquisition des armes, qui ne me furent rendues qu'en partie, de l'ordre de faire brûler tous les faux bois pour faire des cendres et en extraire le salpêtre, enfin tout ce que peut imaginer l'esprit de destruction et de brigandage. Depuis le 9 thermidor, tout rentrait dans un état plus facile, mais le mal était à son comble, et l'on ne pouvait revenir que peu à peu à une situation meilleure. Cependant, les autorités écoutaient les réclamations et y faisaient droit autant que possible, et les honnêtes gens pouvaient voyager et se promener dans les rues sans être insultés ou méprisés comme jadis. Mes affaires exigeaient ma présence à Paris, et je me déter- minai à aller y passer une dizaine de jours avec mon ami M. de Rancogne. Nous nous mîmes donc dans ma berline, Jumeau, M. de Rancogne et moi, pour nous rendre à Orléans. Je remplissais un objet cher à mon cœur, celui d'aller voir mon ami, M. Olavidès, comte de Pilos, qui occupait, comme je l'ai dit, le château de Meung. Nous partîmes le 23 avril 1795 et fûmes coucher chez mon ami à Meung. Il est aisé de se douter du plaisir que nous eûmes à nous revoir. Mon ami, dans la haute dévotion, avait avec lui un M. Reinard, prêtre, ancien professeur de physique à Amiens, qui avait accom- pagné des Anglaises dans un voyage d'Italie, et était revenu avant la grande Révolution se faire oublier à Meung. C'était un homme d'esprit, d'instruction et religieux. Nous partîmes le lendemain de grand matin pour nous rendre à Orléans, où nous avions retenu trois places dans la voiture publique. Il n'était plus question de voyager avec ses 236 MÉMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVERNY. voitures et ses chevaux; les fourrages manquaient sur la route, et, sans l'avoine que j'avais emportée, nous n'aurions pu arriver jusqu'à Orléans. Nous sûmes que nous ne partirions que le lendemain; je renvoyai ma voiture, et, après avoir dîné à table d'hôte, nous allâmes le soir à la comédie. On l'avait établie dans une église, vis-à-vis l'Intendance qui était changée en hôtel des administrations. La comédie fut bruyante. Il parut un bonnet rouge aux troisièmes, on le jeta sur le théâtre. Deux officiers de la ville en écharpe faisaient la police. Il se trouva qu'un ancien procureur estimé, frère du sieur Bim- benet, mon homme d'affaires à Gheverny, y était en fonc- tion ; dès qu'il m'aperçut, il vint me trouver à l'orchestre et me mit au fait de la police exacte qu'on y faisait contre les jacobins deux avaient été bâtonnés le matin sur la place du Martroi. Dès qu'on pouvait les joindre, c'était une vraie fête pour la jeunesse de la ville de les étriller d'importance. Nous partîmes le lendemain dans une voiture ronde, au nombre de huit, à onze heures du matin, pour aller souper à Étampes. A Étampes, mon premier soin fut de m'informer de M. et madame Pajot de Marcheval; j'eus toutes les peines du monde à les trouver. Ils avaient l'espoir de rentrer dans leurs terres ; je leur offris mes services, et je partis pour Paris, où nous arrivâmes dans la rue de la Comédie-Française 1 , près le Luxembourg, à neuf heures du matin. Je laissai le soin de mes affaires à Jumeau; M. de Ran- cogne partit de son côté, et moi je m'acheminai doucement pour me rendre au vieux Louvre, chez mon ami M. Sedaine, où j'étais attendu. Ce fut une vraie joie de nous revoir; je les avais secourus en victuailles le plus qu'il m'avait été possible, et ils avouèrent que sans cela, malgré leur aisance, ils seraient morts de faim. Us avaient chez eux mademoiselle Froidure de Réselle, leur fils aîné, qui était revenu de Stras- bourg couvert de gale, après avoir servi et pensé périr mille fois, leur fille aînée et la cadette qui avait seize ans et était 1 De l'Ancienne-Comédie. QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 1787-1801 . 257 belle comme un ange. Il y avait trois ans que nous ne nous étions vus. Tous les soirs de mon court voyage, je fréquentai les spec- tacles j'entendis chanter partout le Réveil du peuple, et je vis là, mieux que partout ailleurs, l'effervescence des jeunes gens contre les buveurs de sang. Il n'y avait pas une pièce où il ne fût question d'eux. J'allai à l'Opéra, où je vis une scène comme on en voyait souvent, mais qui était très-nou- velle pour moi. Lays, acteur de j'Opéra, avait été un ter- roriste décidé ' ; croyant l'effervescence passée, ii se décida, de concert avec ses camarades, à reparaître sur la scène, et se fit annoncer sur l'affiche comme devant jouer le rôle d'Oreste dans l'opéra â'Iphigénie de Gluck. J'étais dans l'amphi- théâtre; toute la salle était pleine. Dès qu'il parut, ce furent des silflements, des hurlements continuels; il resta les bras croisés. Il voulut parler, il voulut chanter; les cris redou- blèrent, et les femmes, dans toutes les loges, tirèrent leur mou- choir pour lui faire signe de se retirer. Au bout d'une heure, il sortit au bruit des applaudissements. Alors, un officier municipal s'avança sur le théâtre, il prononça Au nom de la loi ! » Toute la salle se tut. Il fit une phrase aussi plate qu'insignifiante; les cris, les hurlements recommencèrent de plus belle, et ce fut le même train. Enfin, à huit heures, le spectacle commença, et ce fut un autre acteur qui joua le rôle. A neuf heures, je me retirai. On m'avait prévenu que les rues de Paris n'étaient plus sûres le soir, et il n'y avait pas moyen de se procurer une voiture. Dès le lendemain de mon arrivée, je m'étais présenté à la section du Louvre, sur laquelle je demeurais. Elle siégeait à la Samaritaine sur le pont Neuf. Il me fallait deux répon- dants, sans compter M. Sedaine chez qui je demeurais. Pajou et Houdon 2 , les deux plus fameux sculpteurs de Paris, que 1 Voir à ce sujet la Biographie moderne 1806 et MM. de a Société française sous le Directoire, p. 357. 2 Jean-Antoine Houdon 1741-1828. Si nous avons rencontré à différentes ". 17 258 MEMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVERNY. je connaissais beaucoup, se présentèrent pour m'en servir. Ainsi accompagné, je me rendis au bureau, où l'on enregistra mon passe-port. Après une demi-heure d'attente, on vérifia mon signalement, on reçut mes cautions et l'on me rendit mon passe-port avec injonction d'aller dans les deux jours au Comité de sûreté générale, pour obtenir la permission limitée de rester à Paris tant que mes affaires l'exigeraient. J'y allai le lendemain avec M. Sedaine et Jumeau. Le comité était en face de la rue de l'Échelle, dans l'ancien hôtel de La Vallière. Nous montâmes l'escalier et entrâmes dans une antichambre fort remplie de peuple; des cavaliers de gendarmerie faisaieut la police. Après une fort longue attente, j'entrai dans une pièce qui avait été jadis un grand salon, et où huit députés étaient autour d'une table. Appa- remment que ma tenue, plus propre que celle des autres, les frappa. Ils se passèrent mon passe-port et m'accordèrent une décade comme je le demandais. Je sus qu'Ysabeau , député de Tours, et qui sûrement avait entendu parler de moi, était celui qui m'avait le plus fixé. Après avoir fait timbrer mon passe -port, je descendis l'escalier avec Jumeau, et nous vîmes venir à nous le trop fameux Rochejean, avec la même tenue qu'il avait aux Car- mélites. Fidèle à la parole donnée, il passa à côté de nous comme si nous ne nous étions jamais rencontrés. Dès que j'eus mon passe-port, je m'assurai d'un fiacre à vingt-cinq francs en assignats pour chaque matinée, étant assez mauvais piéton. J'allai chez M. et madame Amelot, et je trouvai mon beau-frère dans un état bien triste ; il ne me reconnut pas. Madame Amelot se flattait qu'au beau temps sa tête et sa santé reviendraient. Nous dinâmes tristement avec madame la marquise de Roncherolles, madame Justine et un chirurgien, et à cinq heures, je courus la ville. Huit jours sont bientôt passés lorsqu'on a des affaires; je pris une matinée pour aller voir Mittié, mon médecin; il reprises dans ces Mémoires le nom de Pajou, c'est la première fois qu'on y trouve celui de Houdon. QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 1787-1801. 259 demeurait faubourg Saint-Honoré, tout au bout de la rue de l'Union l . M. de Salaberry m'offrit de m'y accompagner. M. de Salaberry avait alors trente ans. Il avait de l'esprit, de l'instruction, de la vivacité et une âme extrêmement hon- nête. Son caractère cbarmant, pareil à celui de son père, lui avait attiré mille amis des deux sexes qui l'avaient servi à merveille. J'allai voir aussi M. et madame de Luçay, qui demeuraient dans la même rue; de là, je passai chez mon ami Richebourg. Sa femme me conta que quoiqu'il eût été directeur de la Poste 2 , il avait échappé aux persécutions, grâce à l'amitié qu'on lui avait portée à la section du Roule. J'allai de là voir mademoiselle Legendre, ma belle-sœur, établie dans sa maison de Ghaillot; elle avait été obligée de se cacher pendant six mois. J'allai dîner chez madame de Salaberry, rue des Filles- Saint-Thomas, à l'hôtel des Trois Empereurs. A peine étions- nous sortis de table qu'on vint nous dire que la garde natio- nale entourait le Palais-Royal, que les patrouilles parcouraient les rues, et qu'on parlait d'une révolte. Malgré l'effroi des dames, chacun partit de son côté, moi pour retourner au Louvre, et M. de Salaberry pour se rendre à sa section. Je trouvai les dames déjà instruites du mouvement qui se préparait; à chaque instant, on venait leur dire des nou- velles; c'étaient des rixes de jeunes gens, que l'on appelait la troupe dorée de Fréron , contre des terroristes quelques voies de fait et beaucoup de menaces. Au bout d'une demi- heure, je les quittai. Je suivis la rue du Coq, vis-à-vis la barrière des Sergents; la rue Saint-Honoré était aussi tran- quille qu'à l'ordinaire. Il en était de même au Palais-Royal; j'allai jusque chez Le Bret, mon libraire, dans ce qu'on -appelait les baraques de bois ou le camp des Tartares il m'assura que tout était fini. Tel est Paris, et j'en avais fait l'expérience dans le temps de l'affaire de Réveillon on se 1 Rue d'Angoulême Saint-Honoré, puis rue de Morny et rue de la Boëtie. 2 II avait été, en 1792, président du directoire des postes et relais, comme on l'a dit ailleurs. 17. 260 MÉMOIRES DU COMTE DE CHEVERNY. tuait, s'assommait, se fusillait dans une rue, dans tout un quartier, tandis que le reste de la ville l'ignorait. J'avais rencontré M. de La Porte, dont j'ai déjà raconté l'arrestation; je vais en parler avec plus de détails. Lorsque ]a Révolution arriva, il était marié et avait une fille et un garçon, à un an de distance l'un de l'autre. Son fils ayant seize ans, il voulut le mettre à l'abri et, comme je 1 ai dit, l'envoya voyager en Europe, principalement en Italie, avec un gouverneur. Il garda sa fille avec lui et se confina à Meslay, sans se mêler de rien. N'imaginant pas qu'on pût regarder comme émigré un enfant qui ne voyageait que pour s'instruire, il le laissa se fixer à Rome et entretint avec lui un commerce suivi de lettres. Ce fut l'occasion de visites domiciliaires impromptu et des saisies les plus outrageantes. Vourgères, de Vendôme, alors membre du Comité de Blois, fut l'instigateur de toutes ces mesures. Les coquins Hézine et Péan s'attachèrent à faire éprouver à M. de La Porte tous les genres de persécution, et l'on finit par l'incarcérer avec M. de Salaberry. M. de Pérignat, de Vendôme, vint bientôt les rejoindre. Mademoiselle de La Porte, âgée de dix-neuf ans, de la physionomie la plus intéressante, ayant eu une éducation soignée, et remplie de talents, resta seule à veiller aux intérêts de ses parents, fit toutes les démarches pour leur procurer la liberté, et montra une énergie, un courage actif et un caractère au-dessus de tout ce qu'on pourrait en dire. Enfin, un moment plus doux arriva ils venaient d'être mis en liberté, lorsque l'infernal Comité de Blois répandit le bruit qu'on avait trouvé dans les interlignes des lettres de M. de La Porte fils, passant pour émigré, une correspon- dance compromettante. A l'instant M. et madame de La Porte furent incarcérés à Vendôme, et l'on assura qu'ils allaient être conduits au Tribunal révolutionnaire, d'où per- sonne ne revenait, tout accusé étant considéré comme cou- pable. La terre fut mise en vente, les meubles à l'encan. Mademoiselle de La Porte était aimée, considérée. La mort QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 1787-1801. 261 de M. de Salaberry faisait trembler pour eux tout ce qu'il y avait d'honnêtes gens à Vendôme. On s'occupa de les faire évader. La fille conduisit tout, et ils purent se sauver. La mère partit avec l'abbé Bailly, ancien vicaire à Cour, et alors curé à Danzé, homme d'esprit et de tête; elle alla se confiner dans les vallons des Pyrénées, chez des particu- lières dont elle passait pour la nièce ' ; on craignait sa tête trop vive. Pour M. de La Porte, sûr de son sang-froid, il se rendit à Blois. Un chirurgien, le plus honnête possible, nommé Verger, le cacha pendant cinq mois; logé au milieu de la ville, il fut assez heureux pour attendre tranquillement la fin des orages jusqu'au 9 thermidor. Mademoiselle de La Porte, qui seule conduisait tout avec un M. Monnierde Vendôme, connaissait un nommé Gaillon, ancien procureur, fort livré à la Révolution, mais que Ion croyait jouer le patriote. Elle lui confia argent, bijoux, linge, habits, meubles précieux, enfin tout ce qu'elle avait pu sauver. Voyageant sans cesse de Vendôme à Blois, logeant dans toutes les auberges sans jamais y séjourner, allant tantôt à pied, tantôt à cheval, tantôt en charrette, tantôt par le messager, elle montrait une activité et un dévouement dont on ne peut avoir d'idée. Elle voyait son père furtive- ment, et courait où le besoin de sa présence auprès des auto- rités pouvait être nécessaire. Les enragés avaient été furieux de l'évasion, car ils regardaient l'exécution comme sûre et comptaient sur la confiscation. Leurs projets déjoués, ils n'en parlèrent plus. Enfin le 9 thermidor arriva; mademoiselle de La Porte court à Paris, assiège les Comités; jeune et belle, armée de ses moyens de défense, qu'elle employait avec les larmes de la persuasion, elle attendrit les plus cruels. Un commis, les larmes aux yeux, lui rend l'ordre de la sortie de son père en disant On me punira si l'on veut, mais je ne puis pas vous refuser une chose juste que des manœuvres sourdes 1 Voir chapitre xxix. 262 MEMOIRES DU COMTE DUFOIIT DE CHEVERNY. retardaient encore. » Elle revient triomphante, et son père sort de sa retraite. J'étais libre depuis deux jours, et nous allâmes nous voir réciproquement. Il avait été bien plus malheureux que moi. Je vis les honnêtes gens qui l'avaient sauvé et la chambre où il avait vécu, entouré des soins les plus tendres. Il obtient son entière justification, on pense qu'outre ses papiers, on va lui rendre la mainlevée totale. Mais les choses traînent, les mesures contre les émigrés deviennent de plus en plus sévères, et le fils étant toujours regardé comme émigré, M. de La Porte est laissé seulement en possession provisoire de ses biens. Cependant, Gaillon avait été frappé comme d'un coup de foudre à la nouvelle que M. de La Porte allait reparaître. Mademoiselle de La Porte remarqua sa froideur, et elle se rappela à l'instant qu'elle avait vu madame Gaillon portant son linge et vêtue d'une robe à elle. Elle réclame ses effets; Gaillon dit n'en avoir pas l'état; elle demande cent louis qu'elle lui a remis, Gaillon répond qu'il est prêt à les lui rendre en assignats; il est vrai qu'il les avait remis lui-même au Comité, en laissant croire que c'était un don qu'il faisait à la patrie. Le fait s'ébruite ; on force M. et mademoiselle de La Porte, qui étaient à Paris, à faire leur déposition. Par générosité, ils accusent Gaillon le moins possible. Il perd seulement sa place de greffier criminel. M. de Salaberry le père avait vu dans sa prison la char- mante personne qui montrait tant de dévouement à ses parents, et il avait formé, de concert avec M. de La Porte, le projet de la marier à son fils. Tous les deux avaient de l'esprit et de l'énergie, et avaient passé par l'école du malheur. Le mariage fut décidé entre les deux pères, à la condition que les jeunes gens se conviendraient. Tel était l'état de cette affaire à mon voyage de Paris. Après avoir terminé quelques affaires personnelles, j'allai chez M. et madame de Sanlot. Je les trouvai en famille, heureux de l'espérance de marier incessamment deux de QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 1787-1801. 263 leurs filles ! . Je voulus aller à la Chaussée d'Antin voir M. de Lafreté et le président de Bonneuil, mon cousin, qui n'eût pas échappé au supplice si la chute de Robespierre avait tardé de huit jours. Je ne les trouvai ni l'un ni l'autre. Il n'y avait pas de rue qui ne m'inspirât de pénibles réflexions. Chaque maison, chaque hôtel où j'avais connu quelqu'un était vide. L'hôtel Talaru, rue Vivienne, demeure d'un de mes amis, était devenu une prison, et le maître avait été exécuté ; l'hôtel de Gramont, sur le boulevard, me faisait souvenir de la triste fin de la femme de France la plus altière et du meilleur ton ; l'hôtel de Malesherbes me rap- pelait un crime qui couvrira de honte dans tous les siècles cette malheureuse Révolution. J'allai chez madame Lecouteulx du Moley; elle était la seule qui tînt une maison dans ces temps difficiles, où l'on, mangeait à Paris du pain qui tenait au couteau comme s'il eût été fait de sarrasin. J'y dînai une fois. Je n'avais plus rien à faire; j'entendais journellement parler d'émeute, j'étais obligé de revenir à pied des spectacles, qui ne me faisaient aucun plaisir à cause du genre des pièces qu'on y jouait, et des scènes continuelles qui s'y passaient. Je me décidai donc à partir. J'empruntai un cabriolet, je louai au poids de lor deux chevaux pour me mènera la Croix de Berny, car il était impossible d'avoir des chevaux de poste à Paris, et, dûment muni de mes passe-ports, je partis à la pointe du jour. Trois fois dans la route on me demanda mon passe-port; à la dernière, un bonhomme, après l'avoir bien regardé, me le remit en me disant Citoyen, je vous souhaite un bon voyage, et que le bon Dieu vous accompagne! » langage bien étonnant et bien remarquable dans un temps où tous les diables étaient déchaînés. Les postes étaient mal servies; mon cabriolet s'était cassé dans la forêt de Cercottes, et il 1 M. Sanlot avait trois filles, dont l'une épousa M. Esmangard; la seconde, M. Bontils, et la troisième, le général Gorbineau [Saint-John de Crèuecœur, p. 230. 264 MÉMOIRES DU COMTE DUFORT DE C1IEVEUNY. avait fallu le ramener au village pour le réparer. J'arrivai donc fort tard à Orléans, où mes gens m'attendaient depuis le matin avec mes chevaux et ma voiture. Nous devions tous aller coucher à Meung, mais il fallut attendre le lendemain, et j'arrivai pour dîner chez mon ami Pilos. Laurenceot, le député, était venu faire un voyage de cinq jours à Paris, et m'avait proposé de revenir à Blois avec moi. Mais il avait retardé son retour, et j'avais pris le parti de revenir seul, d'autant plus que mes deux chevaux, à l'auberge d'Orléans, me revenaient à vingt louis par jour en assignats. On croyait à Blois que le député revenait avec moi. Je trou- vais donc à mon arrivée le commissaire des guerres, l'agent national, enfin tous les gens qui dépendaient de lui. Je ris avec eux de l'honneur qu'ils me faisaient, honneur qui m'avait été rendu autrefois comme lieutenant général, mais dont actuellement je n'étais plus digne et que je n'enviais pas du tout. CHAPITRE XXVI Mesures contre les terroristes; on instruit contre Dulièpvre. — Départ de Laurenceot. — Vie à Blois. — Les Arnelot, etc. — On poursuit les auteurs du massacre de la levée. — Rapport de l'accusateur public. — La procé- dure est supprimée. — Convocation des assemblées primaires. — Accepta- tion de la constitution de l'an III. — Difficultés pour la réélection des membres de l'ancienne Assemblée. — Troubles de Paris. — Les jacobins reviennent sur l'eau. — Mission de Sevestre. On travaillait les terroristes à Blois à l'instar de Paris; tous furent désarmés. On n'oublia pas les frères Dulièpvre, dont la conduite avait révolté toute la ville. Les autorités avaient été renouvelées et composées de tout ce qu'il y avait d'honnête dans la province. M. Bellenoue-Villiers, homme probe, éloquent et de beaucoup d'esprit, était procureur général du Département, mis en place par Laurenceot. Il crut nécessaire d'expliquer par des pièces le désarmement des terroristes. Je reçus donc une lettre, par laquelle il m'invi- tait à me rendre à son bureau, et à faire connaître mes griefs contre Dulièpvre. Le rôle de délateur m'a toute ma vie déplu ; je commençai donc par lui déclarer que je ne savais rien. Il me dit alors Monsieur, vous désirez que les honnêtes gens soient en place, qu'ils poursuivent les ter- roristes, et, dès qu'ils font leur devoir, vous les abandonnez. En ce cas, il faut qu'à l'instant je remette ma place. » Je le quittai, et, réfléchissant à ce que ce galant homme venait de me dire, je me décidai à rédiger un mémoire que je lui remis le lendemain, et dans lequel je relatais toute la con- duite de Dulièpvre '. 1 L'auteur reproduit ici ce mémoire, que j'ai cru devoir supprimer, comme ne faisant que répéter des faits qui ont été racontés en leur temps. 266 MEMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVERNY. Chevalier, jadis perruquier de ma femme, était, comme je l'ai dit, devenu administrateur par ses intrigues. Dès qu'il vit que la Révolution se tournait dans un autre sens, il changea comme elle. Avant ma sortie de prison, quelques jours avant le 9 thermidor, il vint à Gheverny épurer, dit-il, les autorités. C'était pour traiter Dulièpvre comme un gueux et lui ôter ses prétentions à aucune place. Les coquins étaient amis quand il s'agissait de piller; mais quand l'un pouvait faire sa main aux dépens de l'autre, il n'était plus question d'amitié. Dulièpvre se le tint pour dit et se confina dans sa closerie sans voir personne ; bafoué, conspué dans les deux bourgs quand il était obligé d'y passer, recevant dans la ville des injures comme délateur, il se tint coi et il fit bien. Depuis deux ans, ni moi ni personne des deux bourgs n'en avons entendu parler. La mission de Laurenceot étant finie, il rentra a la Con- vention, craint des terroristes. Il aimait le plaisir plus que le travail et n'avait pas la gravité d'un administrateur, mais il laissa une réputation d'exacte probité, et on lui savait gré de la persécution qu'il avait subie. Nous revînmes passer l'hiver à Bîois, et nous vécûmes aussi tranquillement qu'un temps de Révolution peut le permettre. Tout notre désir était de nous réunira notre ami, M. Ola- vidès, comte de Pilos. Je lui proposai de venir vivre avec nous, me chargeant de le nourrir, lui, son ami et un valet de chambre. C'était pour nous une société charmante, et pour lui l'agrément de sa vie. Il était connu dans leBlaisois, ayant passé à Gheverny plusieurs mois à différentes époques. Il arriva donc au mois de juillet de l'année passée, 1795, et depuis ce temps nous vivons tous en frères. La littérature, les journaux, les soins de la campagne, nous font mener une vie très-douce. Nous sommes rentrés ici ensemble pendant l'hiver, ma maison de Blois étant trop exiguë pour nous contenir tous; comme j'espère l'augmenter d'une autre l'année prochaine, nous irons y passer trois mois l'hiver. Quelques amis viennent QUATRIÈME ET DEIiNlÈRE ÉPOQUE 1787-1801. 267 nous voir, mon fils aîné et sa femme dînent chez nous deux fois par semaine avec leurs enfants. Us ont aussi une fort jolie maison à Blois dans la rue des Carmélites, rue que j'habite; nous sommes donc à même de nous voir souvent, soit à la ville, soit à la campagne. M. de Toulongeon, mon gendre, après avoir passé trois ans a Harfleur, près du Havre, est revenu dans sa terre, il y a six mois, avec sa femme près d'accoucher de son sixième enfant. Madame veuve Amelot vit à Paris avec ses deux filles madame la comtesse Justine, non mariée, et madame la marquise de la Ferté, séparée de son mari par les circon- stances de la Révolution, ayant une fille avec elle, son mari ayant emmené son fils. M. Amelot, mon neveu, devenu veuf de mademoiselle de Biré, après avoir couru les plus grands dangers, s'est retiré à Madon, terre qu'il a achetée, à quatre lieues d'ici, et qu'il habite de préférence à sa terre de Chail- lou. Madame la marquise de Roncherolles, n'ayant plus avec elle ses enfants, qui sont dans les pays étrangers, vit chez sa belle-sœur, madame Amelot. M. le président Ghabenatet ses fils, mes cousins germains, vivent à Paris rue de la Chaussée d'Antin ou à Bonneuil près Paris. M. le marquis de Bouthillier-Chavigny, mon cousin issu de germain, et ses sœurs mariées sont tous sortis de France. M. et madame de Gauvilliers et leur fille, que nous avons tous élevée, jouissent, depuis la mort de M. Delorme, de la terre du Guélaguette, à cinq quarts de lieue d'ici, et continuent à nous tenir fidèle compagnie. Tel est le tableau de notre famille et de notre entourage. Enfin, j'ai terminé aujourd'hui, 1 er mai ! , l'histoire entière des événements qui se sont passés sous mes yeux et qui me sont personnels. Je vais, maintenant, dans un bref exposé, rapporter les principaux faits qui ont eu lieu dans le pays jusqu'au moment où je suis; alors, changeant de manière, je ferai un journal comme L'Étoile, où je mettrai successive- 1 1796, d'après ce qui précède. 268 MÉMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVERNY. ment, non les grands événements de la nation, mais les faits particuliers qui se passeront dans ia province, que l'on con- naît maintenant sous le nom de département. On y verra jour par jour les événements d'un petit pays. Ils donneront une idée de l'ensemble ; tout se passe de même partout, à quelques nuances près. Je reviens au départ de Laurenceot. Les corps renouvelés, les administrations et la justice, composés de gens probes et se croyant appuyés par le gouvernement, ne tardèrent pas à attaquer juridiquement les scélérats qui s'étaient joués de la vie et de la propriété des honnêtes gens. On incarcéra ceux qui avaient commis sur la levée de Blois les assassinats que j'ai relatés en leur temps. Je consigne ici le rapport de l'accusa- teur public, pièce rare et curieuse, qu'on a soustraite depuis ' Du 13 thermidor, an III e de la République française 2 . Acte d'accusation contre les nommés Le Petit 3 , Simon 4 , Bonneau 5 , Le Moine 6 , Vaulivert 7 , Hézine et Gidouin. FAITS. Lors de l'approche de l'armée vendéenne vers Beaugé, la ville de Saumur fut mise en état de siège. Le représen- tant du peuple Le Vasseur de la Sarthe donna des ordres pour l'évacuation des prisonniers sur Orléans; il confia l'exécution de ses ordres aux nommés Le Petit et Simon, et 1 Malgré la longueur de la pièce que l'on va lire, on a cru devoir la repro- duire in extenso. Elle paraît en effet inédite, et c'est un document des plus curieux pour l'histoire de la Terreur. 2 13 juillet 1795. Les Mémoires donnent l'intitulé et toutes les formules juridiques. 3 Membre du Comité révolutionnaire de Saumur. 4 Commandant de l'escorte. Simon était un jeune soldat de vingt-deux ans, d'une jolie figure, et marié à une jolie femme de son état. » Note de fauteur, 5 Membre du Comité révolutionnaire, et administrateurdu district de Chinon. G Mêmes qualités. 7 Membre du Département d'Indre-et-Loire. QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 1787-lSOl. 209 obtintdugénéralCommèrelecomniandementdel'escorte... ; cette escorte fut composée de quatre cents hommes. Il paraît que ces ordres furent concertés; les registres des autorités de Saumur et les registres destinés à recevoir les écrous n'en font aucune mention. Les prisonniers étaient de huit cents à huit cent cin- u quante; on peut les diviser en quatre classes. La première était d'hommes et de femmes habitants de la Vendée. La deuxième, d'hommes incarcérés comme suspects d'après la loi du 17 septembre 1793. La troisième, de prêtres, la majeure partie assermentés. La quatrième, d'hommes et de femmes reclus pour simple cause d'attachement au culte catholique. Le 12 frimaire 1 fut le jour fixé pour le départ; c'est dans l'ombre des ténèbres et à la lueur des flambeaux que se fait cette expédition. Le Petit et Simon, accompagnés de la force armée, se présentent dans les prisons sur les neuf heures du soir, mais le nombre des prisonniers est si grand que peu d'entre eux peuvent se placer sur les voi- tures qui leur sont destinées; hommes, femmes, filles, gar- çons, enfants même depuis l'âge de treize ans, sont obligés d'aller à pied, liés deux à deux, devant les charrettes. A peine fut-on sorti de la ville, l'ordre de fusiller tous ceux qui ne pourraient pas marcher fut donné par Le Petit. Depuis Saumur jusqu'à Orléans, on compte six cents malheureuses victimes de la fatigue, du besoin, et plus par- ticulièrement de la barbarie de leurs chefs; noyades, fusillades, massacres, vols, tels sont les crimes qu'offre cette cruelle translation monstruosité inouïe, car ils n'étaient pas commandés par la nécessité; aucun procès- verbal n'annonce que les prisonniers se fussent révoltés, aucune pièce ne fait connaître ce dont ils étaient coupables, u aucun jugement ne détermine ce dont ils étaient con- vaincus; obéissance et soumission pour les ordres du 1 2 décembre 1793. 270 MÉMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVERNY. représentant du peuple et de ceux qui les conduisaient, voilà ce qui perce de toutes parts. Que l'on juge de ce qui se passa depuis Saumur jusqu'à Montsoreau; on pouvait suivre le convoi aux traces de sang qui se trouvaient sur la route ; à chaque instant on tuait, de l'ordre des chefs, des malheureux qui, exténués de fatigue, ne pouvaient se soutenir; la vieillesse et l'enfance n'étaient même pas une cause d'exception. A Montsoreau, un malheureux est laissé pour mort dans la plaine des Adaux, il était percé de coups de baïonnette; on le réintègre dans les prisons; la municipalité, travaillée par la terreur, le fit jeter sur le fumier, où il fut immolé par un volontaire qui passait. Au coteau des Moncenières, entre Saumur et Montso- u reau, un malheureux succombait; il est impitoyablement tué par les soldats de l'escorte, qui déclarèrent obéir aux ordres de leurs chefs. La nuit vint jeter son voile lugubre sur ces scènes > d'horreur, mais de nouveaux forfaits se préparaient pour le lendemain. Au lever de l'aurore, le 13, en la commune de Lande l , un malheureux vieillard cède à l'affreux destin qui le poursuit, les forces l'abandonnent, il succombe. Une voix lui crie de marcher. — Je ne puis. — Je vais te tuer. — Tue-moi. — Commandant, faut-il le tuer? — Tue, répond le commandant de l'escorte, portant un habit vert et une épaulette garnie de fils d'argent. Le malheu- reux est fusillé, jeté dans l'eau; au sein de l'onde il palpi- tait encore, mais ses bourreaux terminèrent son existence à coups de pique. Un raffinement de barbarie se manifeste dans les ordres que donne Simon; il fait défendre de sortir des rangs sous peine d'être tué. Un instant après, un jeune homme de seize ans tombe de besoin; il rompt les rangs, un coup de pique lui est 1 Plutôt Candes Indre-et-Loire, au confluent de la Loire et de la Vienne. QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 1787-1801. 271 porté à la figure; elles se croisent sur son corps, et il est enlevé à l'aide de cet instrument fatal et tué à la sortie de Lande. Un émissaire de Le Petit, chargé d'un réquisitoire pour la municipalité de Chinon, y devance les prisonniers, et répand le bruit dans cette commune que ce sont des bri- gands de la Vendée, pris les armes à la main , qu'on con- duit à Orléans. La fureur se manifeste, et ils sont reçus avec les imprécations les plus Fortes ; les chefs profitèrent adroitement de cette disposition du peuple. Un malheu- reux vieillard, passant sur le pont de Chinon, tombe de fatigue; deux volontaires le saisissent au collet, veulent le contraindre de marcher, s'emparent de ses assignats, et, par Tordre de Simon, il est jeté par-dessus le pont. Le convoi arrive dans la commune de Chinon ; les pri- sonniers sont divisés; les uns sont déposés dans l'église de Saint-Même, les autres aux Ursulines. Des commis- saires de la municipalité et du Comité de surveillance se rendent à l'église pour y maintenir le bon ordre ; le commissaire de la municipalité se renferme dans les bornes de sa mission ; mais les membres du Comité de surveil- lance, Bonneau et Lemoine, participent aux horreurs qui s'y commettent. A leur arrivée , ils blâmèrent ceux qui apportaient de la nourriture aux prisonniers ; ils firent mettre en prison deux femmes pour leurs œuvres de cha- rite, et déclarèrent qu'il ne fallait rien apporter à des brigands pris les armes à la main. On fait mettre les prisonniers sur deux rangs. Lemoine les fait défiler en sa présence ; son collègue et lui déclarent que quiconque d'entre eux quitterait son chef de file serait privé de la ration de pain , et que quiconque sortirait des rangs serait fusillé. Les prisonniers crurent trouver dans les membres du Comité de surveillance des hommes qui compatiraient à leurs infortunes, mais ils se trompaient; ils rejetèrent leurs demandes et écartèrent leurs sollicitations. Tant de pré- 272 MEMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVERNY. paratifs, une aussi mauvaise réception, annonçaient pour le lendemain quelque chose d'extraordinaire. Un bruit sourd de la fusillade qui devait avoir lieu le lendemain se répandit dans la commune ; le soir même, on en parlait au Comité de surveillance; une garde avait été mise par le commandant de la place pour surveiller les prisonniers; la nuit se passa dans le calme , sans plaintes ni agitation. Le Petit et Simon se rendent dès six heures du matin à Saint-Même ; Bonneau les y accompagne ; on fait le dénom- brement des détenus, on les met sur trois rangs; les vic- times qui devaient être sacrifiées furent laissées dans la nef, et les hommes regardés comme suspects furent mis dans le chœur. Heureux qui pouvait obtenir cette place! Bonneau et Lemoine parcouraient les rangs et partici- paient aux dispositions hostiles qui se préparaient. Sur les huit heures du matin, on bat la générale, et les citoyens se rendent sur la place; l'ordre portait que l'on devait s'v présenter, sous peine d'être déclaré suspect. Simon distri- ct bue la force armée, invite les citoyens de se joindre au détachement, et, quand ils font résistance, menace de les faire fusiller; ils se retirent. Des cartouches leur avaient été distribuées par le garde-magasin des poudres sur la réquisition du commandant de la place ; il en fit la distri- bution à son détachement. Déjà les voitures commençaient à défiler, lorsqu'un des membres des corps administratifs vint inviter Le Petit de se rendre au Comité de surveillance; il y va avec Simon. On lui demande de quel ordre il se dispose à faire fusiller u sur le territoire de la commune des prisonniers dont le convoi est destiné pour Orléans ; on lui demande où est le jugement qui porte leur condamnation. Il déclare avoir des pouvoirs illimités du représentant Le Vasseur de la Sarthe , dont il n'est comptable à personne. Cependant il en excipe, et les membres, après en avoir pris lecture, déclarent, ainsi qu'il est porté par leur arrêté du 14 fri- maire, que, vu les termes dans lesquels leurs pouvoirs QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 1787-180 1. 273 sont conçus, signés du représentant du peuple , Le Vasseur de la Sarthe, ils se reposent pour l'exécution de la mission dont sont chargés lesdits commissaires sur leur zèle et pru- dence , pouvoirs qui, d'après les recherches faites sur les registres des autorités constituées de Ghinon, n'existent inscrits sur aucun d'eux. Simon, au retour du Comité, se rend à l'église, où il entre comme un furieux; il jette sa rage sur un malheu- reux, le traite de brigand, le menace de lui couper le cou, et le frappe à coups de plat de sabre. Inhumainement , il disait aux uns et aux autres Tu danseras la carmagnole l paroles insignifiantes, mais terribles pour les circonstances. Pendant ce temps, Le Petit était sur la place, qui, avec profusion, faisait distribuer du vin au détachement; les citoyens étaient également invités à en prendre. Simon se joint à lui, l'aide dans la distribution ; il harangue les sol- dats Mes amis, leur dit-il, buvons; il faut du courage; frappez sans pitié les ennemis de la patrie. Une scène inattendue, mais préparée avec intention, se développe au même instant, dans l'église de Saint-LMême. Un individu est tiré de la maison d'arrêt par les militaires de la garnison , et conduit dans la nef; on le réunit à six individus destinés à être fusillés. Qu'avait- il donc dit? qu'avait-il donc fait? quel crime avait-il donc commis? Lemoine l'explique C'est ce scélérat, dit-il à quelqu'un qui laccompagnait, gui a travaillé chez Goulard , chape- lier, qu'on a arrêté ces jours derniers; il est venu pour espionner. Le malheureux proteste de son innocence Tais- toi, dit Lemoine, scélérat, tu seras fusillé comme les autres - l'arrêt est prononcé. Recherché dans les prisons, recherché sur les registres des écrous, rien n'atteste son existence- qu'est-il donc devenu? Au milieu de ces différentes scènes , les détenus défi- laient. Une plus tragique se préparait. Un malheureux, en sortant de l'église, pouvait à peine se traîner; un coup de a baïonnette lui perce le dos, on le rentre dans l'église, son »• 18 27i MÉMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVERNY. corps résiste aux coups redoublés des piques, et il est tué de deux coups de fusil. Quoique les prisonniers prévissent bien le sort qui les attendait, on a cependant la précaution inhumaine de leur déclarer qu'on les conduisait au sup- plice. Pendant la route, le soldat impatient disposait de leurs dépouilles; il prenait leurs chapeaux, il leur arrachait leurs mouchoirs du cou; il leur enlevait leurs boucles, leurs portefeuilles. A peine les prisonniers sont-ils hors des murs de la commune, à peine ont-ils gagné le chemin de Tours, Simon s'empare du cheval d'un gendarme; l'exécution commence. Un vieillard ne peut marcher, il donne ordre de le tuer , et , portant la parole , il dit En voilà un de tué ils ont massacré nos frères d'armes; enfants, courage! n'épargnons pas ces gueux-là. Les vic- ie times s'accumulent sous les mains de Le Petit et de Simon ; impatientés, dans leur rage, ils coupent à coups de sabre les cordes qui liaient ces malheureux ; la liberté ne leur est don- née que pour recevoir la mort on donne l'ordre un feu de file, qui se fait entendre au loin, apprend à tous les bons citoyens l'attentat horrible qui vient de se commettre; deux cent quatre-vingts malheureux sont assassinés; ceux qui n'étaient qu'estropiés ne demandaient pour grâce der- nière que la mort la plus prompte. On vit, au milieu de ce carnage affreux, des enfants prendre des masses de pierre et en écraser les cadavres qui palpitaient encore. Mais qui l'eût cru? On vit des citoyens présents à cette terrible scène Bonneau, Lemoine et Martin. Lemoine prit part à l'action par ses discours, et Martin par des faits. Le premier re- proche à un gendarme son humanité de ne vouloir pas tuer ce qu'il appelait ces coquins-là. On vit le second faire usage tour à tour du couteau et de la pique pour égorger ces infortunés. Les dépouilles ensanglantées de ces mal- heureux furent la récompense de tant d'atrocités; les hommes, les femmes se les disputaient. Le Petit, encore teint du sang qu'il venait de répandre , écrit aux membres du Comité de surveillance de Ghinon que, malgré la sur- QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 1787-1801. 275 veillance et les précautions qu'il a prises, il n'a pu con- tenir plus longtemps l'indignation des soldats, et qu'ils ont satisfait leur juste fureur en répandant le sang des bri- gands aux cris mille fois répétés de Vive la République! a dune multitude de citoyens dont ils avaient été suivis. Un malheureux était échappé à cette scène sanglante ; il est pris le lendemain, 15, dans la commune de Beau- mont, et de suite conduit au Comité de surveillance de Ghinon. Au moment où on lui faisait subir son interroga- toire, entre Vaulivert; il s'empare de la parole, et, après quelques questions, il dit aux membres du Comité Cela a me regarde naturellement, j'en fais mon affaire. Il donne les ordres à un officier de garde; on va chercher quelques soldats , et le malheureux est conduit à la prairie Saint- Jacques, où il est fusillé. Tel est l'usage que Vaulivert faisait de ses pouvoirs illimités. Depuis Ghinon jusqu'à Tours, il paraît qu'il y eut quel- ques malheureux de fusillés, mais les circonstances de leur mort sont inconnues. Toujours même tactique de la part de Le Petit. Il arrive le premier à Tours, il y prévient le peuple contre les prisonniers; on demande qu'ils soient noyés. Son vœu est bientôt exaucé; un des prisonniers s'étant écarté des voitures et ayant été menacé par les soldats de l'escorte, le commandant le prend de la main d'un officier de garde, ordonne de le fusilier sur-le-champ; il est amené près du parapet, fusillé et jeté à l'eau. Le Petit rendu à la municipalité, on lui proposa, d'après les décla- rations qu'il fit du nombre des prisonniers, de lui donner des rations de pain et la paille nécessaire; il eut l'inhuma- nité de répondre que ce n était pas la peine, que ces gueux-Ut a étaient mourants , n'avaient besoin de rien et ne pouvaient arriver à Orléans; remontrances qui firent que le pain ne fut distribué que le lendemain. Ce trait peint la férocité de son caractère et ses desseins perfides. Le convoi arrive à Amboise. Deux Allemands et le citoyen Péan, ci-devant curé de Cherai, sont immolés à 18. 276 MEMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVERNY. la fureur de Le Petit. En vain l'humanité réclame plus particulièrement en sa faveur; il était âgé, et n'avait au- cune condamnation contre lui, — J'ai l'ordre, répond Le Petit, il faut qu'il périsse. Cet infortuné est conduit derrière les voitures, et est fusillé. Il paraît qu'à Amboise une partie des prisonniers fut conduite à la Tour, et que l'autre resta de l'autre côté de l'eau. Ceux qui sont destinés à passer l'eau sont conduits dans une charrière. Dans cette traversée, deux malheureux paysans sont jetés à l'eau; en vain ils luttent contre la mort, en vain ils veulent se cramponner au bâtiment, on les sabre, on les tire à coups de fusil. En débarquant une malheureuse femme , âgée de quatre-vingt-six ou quatre-vingt-sept ans, dont l'esprit était aliéné , Le Petit ordonne de la fusiller; sa nièce se jette sur elle, elle lui fait un rempart de son corps, elle s'écrie qu'il faut les tuer toutes deux. Ce généreux dévoue- ment sauva la vie à la tante, excita la pitié des volontaires, u qui la relevèrent et l'aidèrent à remonter le port. a Le 18, le convoi se rendit à Blois; à un quart de lieue de cette commune, Le Petit ordonne aux prêtres de mettre pied à terre. Les prisonniers, en entrant , y furent reçus aux cris de Vive la Nation! Vive la République! Quelques enfants criaient A la guillotine! Mais la pré- sence du magistrat sut écarter cette première efferves- cence. Le Petit se présente a la municipalité, excipe l'ordre de translation et demande une auberge. L'officier muni- cipal le conduit au Château-Gaillard; les femmes qui étaient dans des voitures furent déposées dans des cham- bres, les hommes et les prêtres dans des écuries. Un piquet de cinquante hommes de garde avait été commandé pour aller au-devant du convoi et protéger les prisonniers; mais cette garde n'était pas celle qui convenait aux inten- tions de Le Petit, il fit tous ses efforts pour l'éloigner. Deux officiers municipaux conduisirent ensuite Le Petit au Département, où le séjour qu'il demandait lui fut refusé Là, en peu de mots, Le Petit fit connaître son caractère QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 1787-1801. 217 bouillant et irascible, et ses intentions perfides. Sur le refus qu'on lui fit, il déclara qu'il prendrait son parti, et qu'il saurait bien se défaire des détenus. Il était alors entouré des Plucquet, des Goulu et autres commissaires qui, pour le malheur de la commune, y avaient été vomis " pnr le département du Loiret. Hézine était présent, et sourit à cette première attaque ; mais une seconde fut portée par un des commissaires, qui demanda que les hommes incarcérés comme suspects à Blois fussent confiés à Le Petit pour leur translation à Orléans. Cette proposition couvrit de honte celui qui la fit , et la fermeté de l'assemblée l'éloigna. Les habitants de cette commune étaient inquiets sur le sort des malheureux prisonniers; déjà le bruit des atrocités de Le Petit se répandait, déjà même on parlait de fusillade pour le lendemain. Un propos tenu par Hézine, qui avait alors de la prépondérance parmi le peuple, se communiquait; il avait dit devant la maison de la com- mune Demain, au matin, on leur donnera une bonne cor- rection, et nous ferons voir aux Blaisois comme on les arrange; mais, malheureusement, cette première rumeur ne fut pas connue des autorités. On ignore si, jusqu'à cette journée, Hézine et Gidouin avaient eu quelques liaisons avec Le Petit et Simon; mais bientôt elles se firent con- naître d'une manière plus ostensible. Le Petit et Simon étaient logés a la Montagne; Hézine y fut le soir, 18 fri- te maire, veille de la fusillade. Quel motif l'y conduisit? quelles affaires y avait-il à traiter? Le même soir, Hézine, sur les onze heures, se rendit à l'auberge de la République, où il soupa. Il fut question de la fusillade; il dit qu'elle devait avoir lieu le lendemain, à sept heures du matin, et qu'il comptait s'y rendre. Qui lui avait dit l'heure où la fusillade devait avoir lieu? comment Pavait-il appris? et pour quel motif? Le lendemain 19, Hézine est mémoratif de l'enga- gement qu'il avait pris la veille. Dès six heures du matin, il va voir les prisonniers; il dit à quelqu'un qui l'accom- 278 MEMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVERNY. pagnait quil fallait fusiller treize prisonniers à Blois pour donner l'exemple au peuple, et que c'était lui qui était la cause quon fusillait à Blois, qu'on commencerait par des paysans et qu'on finirait par de saints prêtres. Il ajouta quil avait soupe avec Le Petit dont il avait reçu une lettre, et qu'il devait y avoir deux autres fusillés à Beauqency, disant que la fusillade de Blois aurait lieu à huit heures du matin, A moins d'avoir assisté au conseil de Le Petit, à moins d'avoir participé à ses projets, on ne pouvait être plus prévoyant, car tout ce que dit Hézine arriva. Ce jour-là même Hézine vint trouver Le Petit à son auberge, causa avec lui, et sur quelques observations que fit quelqu'un qui l'accompagnait, la conversation étant sur la fusillade qui devait avoir lieu, Hézine répondit Mort aux aristocrates ! faut-il donc des ordres pour les tuer? En attendant l'heure fatale, Le Petit, Hézine et Gidouin se promenaient dans la cour de l'auberge du Château-Gaillard, se tenant sous le bras. Gidouin et Hézine disaient à Le Petit Tu vas nous en faire fusiller, de ces sacrés gueux de a prêtres 3 afin de faire un exemple au peuple et montrer à ces sacrés aristocrates de quelle manière on les arrange. — Ce que tu voudras, répondit Le Petit, ils sont à ma disposition. — Est-ce à cette provocation que les infortunés durent leur malheureux sort? ou avait-il été arrêté dans le conci- liabule qui eut lieu la veille au Château-Gaillard entre Le Petit, Gidouin et Hézine? Entre huit et neuf heures du matin, tout était disposé pour le départ. Le Petit donne l'ordre pour faire partir les voitures, il va même en avant. Il rencontre Hézine et Gidouin à la pointe qui fait face au Château-Gaillard, Hézine lui dit Eh bien! vas-tu nous en faire fusiller? combien en vas-tu fusiller? Les voilà partis. Le Petit répond d'un air farouche Ceux qui sont à fusiller ne sont pas encore partis. Un instant après, Le Petit rentre à l'auberge, fait sortir quatre paysans de l'écurie; il les fait conduire au bord de l'eau, les range lui-même les uns après les QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 1787-1801. 279 autres, et ils sont fusillés par ses ordres et jetés tout habillés dans la rivière. Hézine et Gidouin sont les premiers à applaudir à ce spectacle par les cris de Vive la Nation! Gidouin dit alors à Le Petit Est-ce que tu ne nous feras fusiller que ces quatre paysans-là? tu ne nous feras pas fusiller quelques cuises? Ces mots à peine prononcés, il descend au bord de l'eau, regarde les cadavres, et dit Ce sont de f. gueux, de f. scélérats, on fait bien de les fusiller. C'est probablement dans ce moment que Le Petit dit ou crie Vive la Nation ! il n'y a qu'à aller chercher de ces h de prêtres, on va leur en faire autant. L'impa- rt tience de Gidouin ne tarda pas à être satisfaite, cinq prêtres sont amenés sur le bord de l'eau, Le Petit les range lui- même, l'un d'eux ôte son habit qu'il donne aux volontaires et les prie de ne pas le manquer ; l'ordre cruel est donné, ils sont tous fusillés, mais l'un d'eux n'est pas frappé à mort, un officier plus humain donne l'ordre de tirer à sa - tête, et il tombe à ses pieds. Bientôt les vautours partagèrent leurs dépouilles ; ils les portèrent en triomphe et les dépo- rt sèrent dans les charrettes. La consternation était peinte sur toutes les figures, toutes les âmes étaient glacées a d'effroi, un morne silence régnait dans la commune. Il n'y avait que celui qui avait pris un barbare plaisir à faire rouler les cadavres dans l'eau, qui pût être gai après une scène aussi sanglante; il n'y avait que celui qui se per- suadait que la France se purgeait en versant illégalement le sang de ces malheureux, qui pût n'être pas agité; il n'y avait que celui qui se faisait un triomphe de porter sur ses habits du sang de ces infortunés, qui pût ne pas avoir l'âme bourrelée ; il n'y avait que celui qui disait qu'il n'avait pas regret de mourir après avoir joui d'un si beau spectacle, qui pût être tranquille; il n'y avait que celui qui posait en principe que le gouvernement ne pouvait s'établir que par de pareilles atrocités, qui pût encore songer à son plaisir. Aussi Gidouin fit-il part de sa joie à tous ceux qu'il rencontra, et chercha-t-il à la leur faire partager 280 MEMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVERNY. De Blois, le convoi fut conduit à Beaugencv ', où les prisonniers arrivèrent et furent déposés à l'auberge de la Forêt; un piquet de la garde de Beaugency leur fut donné. On les fit défiler dans l'écurie, leur domicile ordinaire. Un des malheureux, qui avait les jambes nues et gelées, était conduit par ses camarades qui le tenaient par-dessous les bras. Le Petit et le commandant de la force armée com- te mandèrent au citoyen de Beaugency qui était de garde de le tuer. Le volontaire, indigné de cette proposition, s'y refusa. En ce cas, lui dirent-ils, nous le ferons tuer demain a matin. Toutes les dépouilles des malheureux fusillés n'étaient point abandonnées aux soldats, les chefs parta- it geaient ce qu'il y avait de plus précieux. Le Petit fit monter dans sa chambre à Beaugency une boîte qui appartenait à a l'un d'eux, il la brisa et disposa des effets qu'elle contenait. Il y vendit dans la cour de l'auberge un lit et un matelas. Cette vente attira sur lui les reproches des soldats. Ils furent poussés si loin qu'il ne put les apaiser qu'en pro- mettant d'en rendre compte le lendemain à la halte; ils reprochèrent à Le Petit d'en avoir ainsi agi à Blois et à Tours. Le 20 frimaire, jour où finirent tant d'atrocités, le convoi se mit en marche sur les sept heures du matin pour se rendre à Orléans, lieu de sa destination. Des citoyens de garde entrèrent dans l'écurie de l'auberge de la Forêt; ils y trouvèrent trois malheureux exténués de fatigue et étendus sur la paille; l'un d'eux était aveugle. Ils s'en saisirent et le montèrent sur une des voitures; ils revinrent ensuite vers les deux autres; en vain ils leur firent envisager les dangers qu'ils allaient courir. Le com- mandant de l'escorte et Le Petit, instruits de cet événe- ment, quittèrent leur chambre et descendirent à l'écurie. Le Petit voulut faire fusiller ces malheureux, la maîtresse de l'auberge s'y opposa. Aussitôt Le Petit appelle quelqu'un 1 Voir Y Histoire de Beaugeucy, par Lottin et Pellieux t. I, p. 268. QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 1787-1801. 281 de son détachement. Ces deux malheureux sont traînés au dehors, la figure contre terre. Alors Le Petit était entouré de la garde citoyenne. Elle refusa d'obéir à ces ordres inhumains. Elle refusa même de donner ses armes. Le commandant de la force armée se saisit d'un fusil à deux coups, tire sur l'un et sur l'autre de ces malheureux, et il est à l'instant imité par sa troupe; les cadavres sont laissés sur place, et le détachement fait route. On assure que dans cette circonstance, une malheureuse femme, ex-religieuse, serait tombée sous le fer de ces assas- sins si un des citoyens de la garde ne l'eût prise dans ses bras et mise sur une voiture, action digne d'éloges tant de la part de ce citoyen que des autres, dans ces temps de calamités publiques où la vertu et le courage étaient réduits au silence. Le juge de paix a constaté ce cruel événement par ses procès-verbaux du 20 frimaire an II. Les prisonniers arrivés à Orléans y trouvèrent secours et assistance; ils furent mis sous la protection de la loi. Les dénégations les plus formelles ont été les réponses de Gidouin, Hézine et Bonneau. Simon a prétendu qu'il 6 MÉMOIRES DU COMTE DL'FORT DE CHEVERNY. se firent entendre ; les prisonniers passèrent dans les trois voitures qui avaient servi à amener de Paris la compagnie Babeuf au tribunal de Vendôme. Ces voitures à quatre che- vaux sont des espèces de tombereaux à quatre roues, longs, pouvant tenir six à huit prisonniers, fermés de tous les côtés, attachés sur les limons l et ayant de chaque côté trois fenêtres grillées très-haut et avec des rideaux que les prisonniers peu- vent ouvrir et fermer à volonté; les sièges ne sont ni rem- bourrés ni suspendus; ce sont des planches. Dutertre, commandant les hussards pour cette expédition, était à leur tête sur un cheval magnifique. Ce Dutertre, qui était maître chaudronnier 2 avant la Révolution, est connu dans ce pays-ci pour y avoir paru pendant quelques semaines dans le temps de la Terreur comme adjudant général. Les hussards et les adjudants marchaient en troupe devant et derrière, et, pour terminer la marche, Bésard, Gidouin et Berger, se tenant par le bras, regardaient insolemment aux fenêtres et triomphaient à la tête des polissons et des gens sans aveu de la ville. On a remarqué que sur les quais et partout où ils ont passé, les portes ont été fermées et que personne n'a paru aux fenêtres. Les prisonniers devaient loger aux Carmélites, la munici- palité n'ayant pas d'autre endroit pour les recevoir. On leur avait destiné la pièce en bas, anciennement l'église, pièce qui a conservé toute sa hauteur et où l'on a laissé, en haut des croisées bouchées, deux ouvertures qui sont garnies de barreaux de fer, mais ne sont pas encore vitrées, et qui sont comme les soupiraux d'une cave très-profonde. On avait requis seize matelas. Le commissaire des guerres, vu l'humi- dité, en fit porter quarante-huit, de sorte qu'outre la paille fraîche qu'il envoya en quantité, les prisonniers eurent cha- 1 C'est-à-dire non suspendus. C'étaient, en effet, d'après M. de Lescure, les voitures qui avaient servi au transport de Babeuf et de ses coaccusés à Vendôme. 2 Ancien marchand à Mayenne. Cet homme grossier et ridicule, dit la Biographie de 1806, est une des plus plaisantes caricatures que la Révolu- tion ait fait paraître sur la scène. » QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 1787-1801. 357 cun trois matelas; les lits dans cette grande pièce furent arrangés circulairement. Le concierge y mit toute l'humanité et la décence d'un honnête homme. On lui avait enjoint de la part du comman- dant de fournir des haquets; il s'y refusa, et envoya cher- cher dans le voisinage toute la faïence nécessaire pour que chaque prisonnier en fût pourvu pour la nuit. Toutes les autorités, tout le service pourles besoins urgents, tels que le traiteur, le perruquier, le cafetier, les chirurgiens, eurent leur entrée; on procura aux prisonniers des chaises, une table, du papier, cire, encre, plumes; ils commandèrent à souper chez le plus fameux traiteur, et Dossonville parut chargé de régler les dépenses communes. Voici leur noms ' 1. Brotier. 9. Le Telïier 3 . 2. La Villeheurnois. 10. Laffon-Ladébat 3. Dunan 2 . 11. Murinais. 4. Pichegru. 12. Dossonville. 5. Willot. 13. Ramel. 6. Bourdon de TOise. 14. Tronson du Goudray. 7. Barbé-Marbois. 15. Delarue. 8. Barthélémy. 16. Rovère. Pendant ce temps, le commandant Dutertre, qui devait 1 II a paru inutile de consacrer une note à chacun des déportés qui ne jouent dans ces mémoires qu'un rôle tout épisodique. Disons seulement qu'on comp- tait parmi eux un membre du Directoire Barthélémy Garnot, compris dans la même mesure, s'était enfui; cinq membres des Anciens Laffon-Ladébat, Barbé-Marbois, Bovère, Murinais et Tronson du Goudray célèbre par la défense de la Beine ; cinq membres des Cinq-Cents Delarue, Aubry, le général Pichegru, le général Willot et Bourdon de l'Oise. Ramel, adjudant général, était commandant de la garde du Corps législatif; il a laissé des Mémoires. La Villeheurnois, ancien maître des requêtes, et l'abbé Brotier avaient été poursuivis antérieurement pour un complot royaliste, et avaient déjà commencé à subir la détention à laquelle ils étaient condamnés. 8 C'est par erreur que figure ici ce Dunan, un des coaccusés de La Villeheur- nois; il faut substituer le nom d'Aubry. 3 Secrétaire et valet de chambre de Barthélémy, il avait obtenu à grand'- peine l'autorisation de le suivre, et il lui montra toujours le plus grand dévoue- ment. Il était traité exactement comme les déportés. 358 MÉMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVERNY. loger à l'auberge de la Galère, y envoie son adjudant et va s'établir chez Bésard pour faire orgie toute la nuit avec les élus, frères et amis. Il était muni d'un ordre du ministre au payeur général, M. Finot, pour toucher à valoir 8,000 livres; mais celui-ci refusa, l'ordre du ministre n'étant pas suffisant d'après les décrets. Aussitôt Dutertre se transporte au Dépar- tement en jurant comme un voleur; on invite M. Finot a s'y rendre; celui-ci se présente avec le calme le plus imposant et persiste dans son refus Il y a, dit-il, un décret, et le . voici, qui défend à tout payeur de délivrer un denier, et pour prouver combien je suis dans mon droit, je vais moti- ver mon refus par écrit » , ce qu'il a fait. Dutertre avait aussi 2,000 écus à toucher à Orléans, qui lui ont été égale- ment refusés. C'est cet événement qui l'a déterminé, au lieu de faire séjour à Blois, comme il lui était ordonné, à partir le lendemain et à aller coucher à Amboise, pour voir s'il trouverait sur sa route un paveur plus facile. Cependant les prisonniers s'étaient levés au jour, vu le froid qui leur arrivait par les fenêtres; ils avaient fait la toilette la plus complète; le perruquier les avait accom- modés, barbifiés tous les seize. Cet homme, jacobin fieffé, se vantait d'avoir vendu à Pichegru de l'essence de savon pour faire sa barbe. Les officiers municipaux, le commissaire des guerres, ses deux secrétaires et le sieur du Liman, com- mandant la gendarmerie, se rendirent à la prison à sept heures et demie. Bourdon de l'Oise, le plus près de la fenêtre, mon- tra son bonnet de nuit qui était mouillé comme si on l'avait plongé dans un seau d'eau. Un des municipaux, la veille, n'a- vait pas été reconnu par Barthélémy. C'était M. Delindre, commissionnaire à Blois, qui pour ses affaires avait passé sept semaines à Paris et n'en était revenu que depuis un mois. Comme il était fils de M. Delindre, attaché à madame la duchesse de Ghoiseul, et qu'à ce titre il l'avait beaucoup vue pendant son voyage, le directeur Barthélémy fut ravi de le retrouver, et ils causèrent plus d'une heure ensemble. Bar- thélémy se plaignit des injures qu'il avait reçues à Blois, les QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 1787-1801. 35» premières de sa vie, en ajoutant qu'il y avait été très-sen- sible. La Villeheurnois ' se plaignit aussi, tant des voitures, qui ne sont que des tombereaux fermés, que de la dureté des conducteurs qui faisaient exprès de n'éviter ni une pierre ni une berge sur la route. Il montra ses coudes, qui étaient tout meurtris et bleus des contusions produites par les cahots. Barthélémy, malade et souffrant, s'adressa à Dutertre et lui demanda si en payant on ne pouvait louer dans la ville un cabriolet pour le conduire à Amboise. Cependant une très-jolie femme, âgée de vingt ans, mise tout en blanc, en bonnet très-modeste, suivie d'un laquais, se présente à la porte des Carmélites, et on l'introduit sans difficulté dans la chambre du concierge ; elle demande Barbé- Marbois ; il arrive, et madame Barbé-Marbois 2 , car c'était elle, lui saute au cou. Il la prend à l'instant par le bras et la conduit avec transport au milieu de ses compagnons d'infor- tune. Une émotion générale s'empare de tout le monde. Bourdon de l'Oise se couvre les yeux et ensuite fait un signe de ses deux mains pour la prier de s'éloigner, en crinnt dou- loureusement Hé, madame, est-ce que nous n'avons pas aussi des femmes? » La défaillance s'empare de madame Barbé-Marbois, elle chancelle; M. du Liman, commandant la gendarmerie, s'élance, la soutient, lui prend le bras et la reconduit jusqu'à la porte de la rue 3 . Dutertre, le comman- dant, était furieux Vous êtes un chouan! s'écrie-t-il, et je vous suspends de vos fonctions, en vertu des pouvoirs illi- mités que j'ai dans ma poche; dès ce moment vous êtes consigné pour ne plus entrer où sont les détenus, et je vais écrire au Directoire pour que vous soyez destitué. — Ci- toyen, répond du Liman, il y a vingt-deux ans que je sers, et l'on ne m'a jamais fait aucun reproche; si vous pouvez 1 M. Honoré Bonhomme a publié le Journal inédit de La Villeheurnois. 5 Elisabeth Moore, fille du gouverneur de l'État de Pensylvanie. Elle avait épousé en 1785 François de Barbé-Marbois, alors consul général aux Etats- Unis. Elle avait donc certainement beaucoup plus de vingt ans en 1797. 3 Voir le Journa d'un déporté, déjà cité, p. 391. 360 MÉMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVERNY. écrire, j'ai le même droit; et il est sans exemple que sous quelque gouvernement que ce soit, on punisse un senti- ment d'humanité. » A partir de ce moment, M. du Liman ne put communiquer avec les prisonniers. Dutertre, pour- suivant sa vengeance, le mit aux arrêts et le remplaça par l'ancien commandant Pilet, destitué comme terroriste. On offrit de l'argent aux détenus, et l'on sut qu'ils en étaient suffisamment pourvus. Le seul Tronson du Coudra y accepta vingt louis. Pichegru est profondément affecté, mais très-calme; il a toujours à la bouche un tuyau de paille comme contenance. Barthélémy, aussi tranquille que dans son cabinet, se résigne à tout sans ostentation, les autres font de même. Dossonville a conservé sa gaieté. A onze heures du matin, le lendemain, les voitures se sont rendues à la porte des Carmélites; la garde avance. Barthé- lémy est monté dans le cabriolet. Le Tellier voulait monter avec lui, mais, par ordre de Dutertre, un adjudant a pris la place. Le Tellier avait l'air désespéré de quitter un instant l'homme au sort duquel il s'est dévoué. Après avoir examiné si Ton ne pouvait pas tenir trois dans le cabriolet, il est monté dans les voitures fermées. Alors le cortège est parti; la rue des Carmélites s'est trouvée libre, la foule du peuple se retirait, et je n'ai entendu aucun cri. Les détenus avaient écrit à leurs parents et remis leurs lettres décachetées à différentes personnes, ne voulant pas les compromettre. Je suis parti le soir, emportant une tristesse profonde que parta- geaient toutes les personnes que j'ai vues, quoique je ne con- nusse que Dossonville. Le commissaire des guerres Bâillon m'assura que les offi- ciers de la troupe étaient fort mécontents des propos de leur chef et de sa manière d'agir. Aucun n'avait mangé avec lui; ils savaient qu'il avait avec lui deux espions qui avaient ordre de rendre compte de sa conduite journellement, ce qu'ils faisaient chacun de leur côté. Un courrier était parti de Blois la nuit pour le Directoire; Bâillon m'assura qu'il allait aussi faire son rapport sur un propos qu'avait tenu Dutertre. QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 1787-1801. 361 Impatienté de tous les soins qu'on rendait aux détenus, et du respect qu'on leur témoignait en leur parlant chapeau bas, il s'écria Voilà bien des singeries pour des gens qui peut-être dans quatre jours ne seront pas en vie l ! » Une circonstance qu'on remarqua, c'est qu'en sortant de la rue, un conducteur fit passer la voiture sur une borne. Dutertre ne conduisit les prisonniers que jusqu'à Poitiers. Là, sur la dénonciation de ses adjudants, il fut renvoyé à Paris sans escorte, comme coupable de dilapidation; mais il avait rendu un trop grand service au parti triomphant pour être puni. Il fut innocenté à son arrivée; ses accusateurs furent mis en jugement, et lui récompensé par un emploi à l'armée. 1 Dans les instructions écrites délivrées à Dutertre, et qu'il publia plus tard, on lisait ceci Le général Dutertre se pénétrera si fort de la nécessité de prévenir la fuite, l'évasion ou l'enlèvement des déportés, qu'en cas d'attaque de quelque individu, il doit agir militairement sur les condamnés, plutôt que de se les voir ravir. » Journal d'un déporté, p. 395, et Biographie moderne, 1806. On voit quelle latitude lui laissait un pareil blanc seing. Il assurait que le désir du Directoire était que les prisonniers fussent mis à mort en route, et que l'on cherchât à provoquer dans les villes la foule à des excès qui eussent tout légitimé; il s'attribuait le mérite de n'avoir pas suivi les intentions secrètes de ses maîtres. CHAPITRE XXIX Le général Cambray. — Evasion de M. de Neveu. — H apport de Boula v de la Meurthe; alarme générale. — Mort de M. de Berkemoode; histoire de sa femme. — Mort de Jélyotte. — L'évêque Grégoire et Mgr de Thémines. — Situation du pays. — Banqueroute des trois quarts sur la dette publique. — Ce qui en résulte pour l'auteur. — Don Olavidès; son ouvrage religieux. — Pertes subies par M. Dufort. — Visite de M. Amelot. — Nouveaux changements au Département. — État des choses à Tours. — Le jeune Picard est jugé à Blois; son évasion. — Maladie d'Olavidès. — La com- mission militaire de Tours. — Départ d'Olavidès. — Ce qu'on dit de Bona- parte. — Lecarlier, ministre de la police. — L'auteur s'établit à Blois. — La situation locale. — Les candidats aux élections. — Un parent de Merlin de Douai. — Détails sur celui-ci. — Persécutions contre les prêtres. — Encore madame Dayrell. — La comtesse de Buffon. — Personnes disparues à Paris. — François de Neufchâteau. Les temps étaient changés, ce n'étaient plus des procon- suls représentants qu'on envoyait dans les départements pour organiser la terreur, c'était maintenant un régime militaire. Les décrets se sanctionnaient, la banqueroute s'organisait, et la déportation était substituée à la guillotine. Le général Cambray 1 , jeune homme de trente ans, réunissait sous ses ordres trois départements, dont le Mans et Blois. Sa mission était principalement de prendre les mesures les plus sévères pour faire partir les réquisitionnâmes, et de faire déporter les émigrés et les prêtres réfractaires. Il était connu pour avoir effrayé tellement la ville de Cherbourg qu'elle s'était mise en état de siège 2 pour l'empêcher d'entrer; car il avait annoncé qu'il mettrait tout à feu et à sang. Dès qu'on sut le 1 Né à Douai en 1763, Cambray était, disait-on, le fdleul de Robespierre. Destitué en 1793, à la suite d'une plainte portée contre lui, mais bientôt replacé, il fut tué en 1799, à la Trebia. 2 Plutôt de défense. QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 1787-1801. 3fi3 jour de son arrivée à Biois, tous ceux qui aviiient quelque chose a craindre disparurent. On ne voyait plus ni prêtres ni jeunes gens. La ville de Blois ne voyait venir des cam- pagnes que des enfants ou des gens qui n'avaient rien à redouter. M. du Liman, quoique suspendu et aux arrêts par Tordre de Dutertre, envoya au général une garde d'honneur de deux brigades de gendarmerie et crut de son devoir d'aller lui faire une visite, accompagné du sieur Bâillon et de Dubois, son secrétaire. A peine Cambray fut-il arrivé, qu'il se transporta à la prison et en fît sortir Hézine. Ainsi, sans discussion ni jugement, on rendit à la liberté l'homme qui en était le moins digne. Ces messieurs se rendirent donc chez le général; un déjeuner était tout prêt; la société se composait de Gidouin, Berger, etc. Le général les reçut fort bien, releva M. du Liman de ses arrêts et invita ces trois fonctionnaires à déjeu- ner. Ce fut alors que Bâillon eut le courage de lui dire ce Général, ces citoyens ne sont pas de ma compagnie; ainsi permettez que je vous invite chez moi, car je ne mange jamais avec eux. » Sur cela tous les trois se retirent. Il paraît que le général sentit le malheur de sa position, car le lendemain, à sept heures du matin, il envoya demander à déjeuner pour dix heures au commissaire des guerres. Il y vint seul avec ses deux adjudants et se montra très-poli et très-décent. Une scène comique avait diverti toute la ville. Hézine, se promenant avec le général, passa par le marché aux herbes, devant une maison où jadis se tenait une assemblée de tous les honnêtes gens de la ville. Hézine, qui n'était pas corrigé de sa fureur révolutionnaire, s'arrête et dit au général Général, voici le repaire des chouans de tout le départe- ment. » La nommée Loupain, marchande de poisson c'est la peindre d'un mot, en est la concierge. En enten- dant le propos, elle sort comme une furie Qu'appelles-tu un repaire de chouans, gueux, misérable, tout couvert de 364 MÉMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVERNY. sang, de forfaits, d'atrocités? Apprends que ma maison n'est pas un repaire, jamais il n'y est entré un seul de tes coquins de jacobins, ni toi non plus, misérable; car jamais elle ne sera souillée par un monstre comme toi ! » Le général Cambray, cpii tenait Hézine par le bras, le quitte en riant, en lui disant Tire-t'en, Pierre! » A octobre 1 797. — Un M. de Neveu l arrive à Blois; il savait qu'on le poursuivrait comme émigré, quoiqu'il eut tous ses papiers en règle. On lui conseille de se cacher, il va chez lui près Vendôme. Le général Cambray, passant dans la ville, reçoit une dénonciation et l'envoie prendre pour le conduire à Biois. On met le prisonnier dans une charrette, avec son portemanteau qui était très-pesant. Il arrive à Blois, escorté de deux gendarmes; il est bien servi, et il fait changer quatre cent quatre-vingts louis d'or. Dans la soirée, il achète un cheval, demande à se faire accommoder, passe dans une petite pièce, sort de l'auberge par un escalier dérobé, monte à cheval et disparait. On veut mettre les gendarmes en pri- son, mais ils crient qu'ils ne répondent plus de rien si on les arrête; ils courent partout et ne trouvent rien. On envoie le portemanteau au Département; on fait chercher le général pour assister à l'ouverture; cinq chemises sales, des culottes abominables et dix serviettes trouées sont les seuls objets qui s'offrent à la vue. Dans une révolution, rien n'est stable; les terroristes relèvent la tête, la banqueroute des rentes sur la Ville se prononce, j'en suis écrasé. La jaunisse se déclare; en huit jours le mal se dissipe, et, à force de me raisonner, je finis par me trouver plus fort que mes chagrins. L'alarme générale donnée par le rapport de Boulay de la Meurthe 2 , appuyé par l'ex-prêtre Gay-Vernon, jetait le 1 François-Joseph de Neveu, ancien officier émigré, rentré en 1797. Ce fut M. Beruet, de Blois, qui facilita son évasion. Nobiliaire de Saint-Allais, t. V, p. 57. 2 Boulay de la Meurthe, après la journée du 18 fructidor, avait demandé la déportation des chefs du parti vaincu. Le 16 octobre, il proposa d'expulser du territoire de la République les membres de la haute noblesse et d'exclure QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 1787-1801. 365 désespoir dans toute la France; le cri général en fait justice. Mais les gens qui réfléchissent jugent que la propriété n'est plus tenable, que l'on viendra d'une manière ou de l'autre à la loi agraire, et que la seule ressource est de conserver un modique revenu dans un endroit à l'abri des alarmes le tout est de le trouver, et de vivre oublié et ignoré. Quoique mes soixante-six ans me mettent à l'abri de la déportation, je m'y serais résigné pour ne plus être exposé aux vexations et peut-être à quelque chose de pire, mais le répit qu'on me laisse me permet de mûrir mon projet et de prendre mes dispositions. Il est sûr que le sol n'est plus tenable; les impositions écrasent les propriétés, principalement les plus fortes, et l'on est menacé continuellement d'exactions comme dans un pays conquis. Il faut satisfaire les gouvernants, et obtenir la tranquillité en se retirant ailleurs l . Nous reçûmes dans ce mois deux nouvelles assez tristes, mais on ne doit plus s'étonner de rien lorsqu'on est parvenu à notre âge. M. Lestevenon de Berkenroode, ambassadeur des Pro- vinces-Unies, arriva en France en 1751, un an avant que je fusse nommé introducteur des ambassadeurs. Rien de plus brillant que son ambassade; il avait épousé mademoiselle Van der Duyne, nièce de M. Keppel, milord Albemarle, ambassadeur en France. Cette famille a deux branches, l'une établie en Hollande, et l'autre qui a suivi Guillaume III lorsqu'il passa de Hollande au trône d'Angleterre, Madame de Berkenroode était jolie comme un ange; c'était la plus charmante miniature qu'on pût voir. L'am- bassadeur et elle, d'une représentation magnifique, firent une sensation étonnante aux voyages de Grécy et de Fon- les autres des fonctions publiques. Gay-Vernon, ancien évêque constitutionnel de Limoges, s'associa à cette proposition. 1 IN 'est-il pas curieux de voir un homme qui a échappé à tous les dangers de la Terreur penser à s'expatrier en 1797, poussé à bout par les mesures fiscales plus que par les dangers personnels? 366 MÉMOIRES DU COMTE DUFORT DE CIIEVERNY. tuinebleau. Si Louis XV sut respecter l'ambassade, les agréables tournèrent la tête à l'ambassadrice 1 . L'ambassa- deur y mit sagesse, raison, et, sans faire d'éclat, se sépara d'elle selon les lois de son pays. Elle vécut à Paris à sa fan- taisie, et lui continua son ambassade avec un tel succès et une estime si générale que, malgré les orages de la Révolu- tion, il n'a quitté que lorsque le roi Louis XVI fut prison- nier. JNous avions vécu intimement avec lui pendant trente ans. Quand les circonstances nous éloignèrent, il entretint un commerce de lettres soutenu avec ma femme ou moi; mais il y avait cinq ans que nous n'avions rien reçu de lui, lors- qu'il nous envoya ici une lettre d'adieu. M. Mercier, acqué- reur de Gormeré, nous promit, s'il existait encore, de lui faire tenir de nos nouvelles par ses relations de banque. Ma femme lui écrivit donc; mais M. Mercier ne tarda pas à nous renvoyer la lettre. On était allé aux informations à l'ancien bôtel de M. Berkenroode, rue d'Anjou; le fils y était, occupé à vendre les effets de son père, qui était mort six mois auparavant dans sa terre où il s'était retiré. Nous regrettâmes cet ami vertueux, pieux et sage. 30 octobre J 797. — Le même jour je reçus la nouvelle de la mort de Jelyotte 2 ; il s'était éteint à l'âge de quatre-vingt- quatre ans, au milieu d'une famille qui l'aimait; nous per- dîmes en lui un véritable ami. Lévêque constitutionnel Grégoire , quoique faisant le plongeon, n'avait pas un seul instant perdu de vue son dio- cèse, tandis que le véritable évêque Tbémines, du fond de l'Espagne, avait désigné deux grands vicaires, nommés Gal- lois et Antoine, dont la sévérité empêcha plusieurs prêtres de la faction de Grégoire de rentrer dans le giron de l'Eglise. 1 Sa tête a tourné pour M. de Villegagnon, lieutenant de mousquetaires... Elle devint grosse en l'absence de son mari .. Le divorce est prononcé en Hollande, et l'enfant est déclaré bâtard. » Mémoires de d' Argenson, 5 août 1765, t. IX, p. 54. 2 On a vu dans quelle erreur sont tombés tous les biographes, qui le font mourir en 1782. QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 17S7-1801. 367 La révolution du 18 fructidor arriva, et Grégoire en pro- fita en homme habile. Il se forma dans la ville un dub con- stitutionnel sous le titre de Cercle. Grégoire entretint une correspondance suivie avec les meneurs, leur écrivant régu- lièrement tous les jours. Des dénonciations appuyées par lui furent envoyées au ministre de l'intérieur, ami intime de Merlin. On donna l'ordre d'incarcérer tous les prêtres dans le local des Capucins, qui avait déjà servi à cet usage. On dénonça M. du Liman, commandant la gendarmerie, comme ayant deux frères émigrés, ce qui est de toute fausseté ; on siVnala le sieur Bâillon comme aristocrate, parce qu'il a été pour la raison et pour la justice. Le Département, qui n'était pas encore renouvelé et qui se composait de tous les gens les plus probes , examine si les prêtres qui doivent être reclus sont coupables. Il se trouve qu'ils sont tous sexagé- naires, qu'ils ont prêté leurs serments et n'ont jamais fait aucune cabale. On leur a donné tout le temps de s'évader; triste condition pour des hommes paisibles et qui n'ont jamais eu plus besoin de repos et de tranquillité. 1 er novembre I 797. — Le Département et la Commune de Blois sont changés; l'imprimé ci-joint 1 expliquera claire- ment le vice de ces nouvelles élections. Chevalier Le Rond, perruquier, rit lui-même d'une affiche trouvée le matin à la porte du Département Chevalier Le Rond, jadis coiffeur de femmes, rase ici proprement. » Les dénonciations pleuvent à Paris; tous les terroristes en font. 1 er juillet 1798. — L'invasion subite dans toutes les admi- nistrations des sujets les plus outrés et les plus dangereux, 1 L'administration départementale était composée de MM. Turpin, prési- dent; Alardet, Turmeau, Chardon, Cellier, administrateurs; Lefebvre, com- missaire du Directoire, et Liger. Le 6 brumaire an VI 27 octobre 1797, Carnereau, Chevalier et Dupont vinrent signifier un arrêté du Directoire, por- tant destitution des membres des administrations départementale et municipale. Etaient nommés au Département Carnereau, Chevalier-Lerond, Galisset, Dupont et Chenu, et à la ville Bésard-Boysse, Lemaignen aîné, Jouhanneau, Selleron, Camelin, Masson-Maisonrouge et Bruère. Résumé de la pièce jointe au manuscrit. 368 MÉMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVERNY. l'activité des clubs, des cercles constitutionnels, amènent le découragement. Tous ceux qui ont appartenu à l'ancienne caste ne peuvent plus attendre ni justice ni sûreté. Les pro- priétaires sont tellement écrasés par les impositions qu'ils ne peuvent ni subvenir à leurs dépenses journalières, ni payer les frais de culture, ni venir au secours les uns des autres. L'intérêt de l'argent monte au taux de quatre pour cent par mois, les journées des ouvriers sont à un prix fou; un charretier, un laboureur, qu'on payait au plus cent vingt livres, a maintenant des gages de six cents livres; un mar- reur ! de vignes, qui gagnait jadis vingt sols, coûte mainte- nant trois livres et est nourri; et le blé ne vaut que vingt sols le boisseau. Cet état de choses remplit le but du gouverne- ment en faisant tomber l'argent dans ses coffres ou dans les mains de la dernière classe du peuple. Dès que je fus certain que, malgré le décret qui garantis- sait les dettes de la Nation, on ferait la banqueroute des trois quarts sur le grand-livre, toute ma résignation échoua. Mes rentes de Paris suffisaient non-seulement à payer la rente des contrats que nous devions, mais même nous per- mettaient d'amasser annuellement de quoi faire par la suite des remboursements. Il nous faut maintenant vivre de pri- vations ou tout abandonner. Ma femme, heureusement, oppose un courage surprenant aux malheurs qu'elle partage avec moi ; sa sagesse, sa conduite, son esprit et surtout son jugement réussissent à me rendre heureux en dépit du sort. femme adorable, que ne vous dois-je pas? Paul Olavidès et le citoyen Reinard, son aumônier dont j'ai déjà parlé, rendent encore notre intérieur délicieux. J'ai déjà fait mention de l'ouvrage qu'il composait dans sa langue El Evangelio en trionfo. Sans puiser dans d'autres livres que dans une tête bien meublée, dans une imagination féconde et abondante , il l'écrivit currente calamo dans un coin du salon, souffrant l'interruption, répondant aux ques- 1 Dans le Blaisois, la houe des vignerons se nomme une marre. QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 1787-1801. 369 tions, se mêlant même quelquefois de la conversation avec l'esprit que tout le monde lui connaît. Ce travail lui dura plus d'un an. Dès que l'ouvrage fut totalement fini, il l'envoya au neveu de sa femme , son ami particulier, don seîïor Urhina \ jadis général en chef à la Cintra, connu par ses victoires sur les Maures, ensuite gou- verneur de Valence , et maintenant à la cour comme lieute- nant général. Fort consulté, faisant partie du conseil royal et militaire , don Urbina jouit à la cour d'une grande considé- ration. Il n'eut pas plutôt jeté les yeux sur l'ouvrage, qu'il jugea de son importance et de l'excellent effet qu'il devait faire dans un pays où les principes tendaient à un relâchement universel. Il le communiqua aux gens les plus instruits et les plus religieux, et il fut décidé unanimement qu'il serait imprimé à Valence, après avoir été revêtu de toutes les approbations. Cet ouvrage , divisé en lettres , forme cinq volumes. Le premier fit la fortune de l'imprimeur; dès l'instant, il fut vendu soixante livres et monta à cent francs. Chaque tome fut attendu dans toute l'Espagne avec l'impatience la plus vive. Le nom de Fauteur, que l'on reconnut à son style, le souvenir des persécutions qu'il avait éprouvées, tout con- tribua au succès. L'ouvrage fut lu avec le même enthou- siasme à la cour, et l'on parlait de faire une nouvelle édition, avant même que le dernier tome parût. Cependant don Olavidès, qui était sujet tous les hivers à des catarrhes, fut pris, cette année, d'une maladie qui nous inquiéta beaucoup. Notre amitié nous le fit soigner et choyer comme le frère le plus chéri; ma femme fut sa première garde. Heureusement la nature, qui lui a fait un corps excel- lent , seconda les remèdes administrés sagement et à temps. Tous les accidents ont graduellement disparu, et il est main- tenant revenu dans son ancien état de santé. 1 II avait épousé la nièce de la femme d'Olavidès, comme on l'a vu. il. 24 370 MEMOIRES DU COMTE DTJF0RT DE CHEVERNY. Ce qui sans doute contribua autant que les remèdes à avancer sa guérison , ce fut une lettre de don Saavedra, ministre qui venait de succéder au prince de la Paix. Il lui mandait que le Roi désirait le revoir en Espagne , et l'avait chargé d'écrire au grand inquisiteur de s'entendre directe- ment avec lui, don Olavidès, pour aviser aux moyens de lui donner toute satisfaction. Tel est le point où en est main- tenant cette négociation. — Revenons à ce qui me con- cerne. Vers le mois de décembre 1 , les autorités avaient exigé impérieusement de chaque particulier de fournir à l'admi- nistration de leur canton un état circonstancié et signé de la totalité des biens dont ils jouissaient. En un mot , on devait donner son bilan en doit et avoir, sous peine de se voir imposé arbitrairement. — Décision outrageusement per- fide pour les négociants, marchands ou commerçants qui, pour la plupart, ne vivent que sur leur bonne réputation ou leur crédit. Je m'y soumis, et voici la copie que j'ai fournie État des pertes que f ai éprouvées depuis 1790 RENTE PRINCIPAL Rentes sur la Ville 22,500 francs. 450,000 francs. Ma charge de lieutenant géné- ral 1,500 » 39,000 b Droits féodaux 6,000 » 130,000 » Droits patrimoniaux sur les sels àOléron 4,100 » 81,000 » Pension 2,000 b Frais d'impôts, de dons gratuits, de maximum , frais d'incar- cération, impôts de guerre. 2,250 » 45,000 » Vente et dons de vaisselle d'ar- gent 1,425 » 28,500 » A reporter 39,775 francs. 773,500 francs, i 1797. QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 1781-1801. 371 Pertes de rentes sur particulier, savoir RENTE PRINCIPAL Report. . . 39,775 francs. 773,500 francs. Sur feu Rousseau 1,600 » 34,000 » SurLenoir 600 » 12,000 » Totaux 41,875 francs. 819,500 francs. Etat de ce qui me reste Rentes dues par legouvernement,cil6,930fr.,rél m Isa 5,6i9 f 68 c Sur particuliers 946 Fermages, métairies, prés, étangs 10,958 Vignes, 70 arpents à 20 francs 1,400 Bois taillis en coupes réglées . . 4,000 Basse-cour évaluée 600 Total. . . . . 23,553 f 08 c Etat des citoyens et citoyennes à mon service, et charges Femmes 2 , Q , . _ T \ dont 6 ont passe soixante ans. Hommes 2 Un garçon laboureur. Trois chevaux de labour. Aucune voiture roulant habituellement. Tant à mon gendre qu'à différents particuliers, je dois annuel- lement en perpétuel ou en viager, et fais rente de 18,000 francs. Cet état, que j'avais jusque-là évité de faire, et qui montre que si je n'avais pas une grande possession en bois et terres, je resterais sans aucune ressource, me donna une nouvelle attaque de jaunisse. Je vis que c'était une très-mauvaise façon de sortir de ce monde , et la moins courte; et je fus obligé de faire une véritable attention à ma santé. Je com- mence à espérer que, si je dois bientôt terminer ma carrière, ce ne sera pas du moins de cette manière fâcheuse. 24. 372 MEMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVERNY. Mon second fils est depuis le mois de novembre à Dian , près Montereau-faut-Yonne. Il tient compagnie à sa sœur; tandis que son beau-frère, depuis six mois en Franche- Comté, tâche de rattraper avec ses bons une faible partie des biens de son frère aîné et d'une substitution de plus de soixante-quinze mille livres de rente. Il est aisé de s'apercevoir que le gouvernement ne veut donner raison à aucun parti, ni laisser écraser tout à fait les jacobins; il les regarde comme des enfants perdus, que d'un coup de fouet il fait rentrer dans leur repaire. En vovant ce qui se fait à Blois, on peut juger de ce qui se passe ailleurs, la marche étant à peu près la même par toute la République. Ici l'on prend un mezzo termine. Les dernières nominations du peuple ayant été annulées, après six semaines, on vient de renommer pour président du tribunal criminel le nommé Moulnier, qui Tétait l'an passé, homme fort honnête et fort estimé ; pour accusateur public au criminel, un énergumène, un enragé républicain, jadis procureur à Montoire, qui s'appelle Bordier; et enfin, pour greffier criminel, le même Caillou, dont j'ai écrit l'his- toire tout au long; de sorte que, par ce barbare alliage, le Directoire , selon l'esprit de la société ci-devant jésuitique , crée des surveillants réciproques dans tous les partis. 1 er juillet 1798. — Le citoyen Amelot est, arrivé hier au soir dans ma cour. Le fils et le petit-fils de deux ministres cordons bleus , qui a été lui-même intendant de Bourgogne à vingt-trois ans, qui, à vingt-huit ans, fut mis à la tête de la trésorerie nationale par Necker, et avait le travail avec le Roi, a adopté le costume de la grosse bourgeoisie, ayant les cheveux sans poudre et coupés à la Titus, suivant la mode du jour; nous l'avons pris d'abord pour un gros fermier. Après avoir embrassé oncle et tante , il nous a conté qu'il était venu par les voitures publiques jusqu'à Blois, et que, comme actuellement il a établi dans sa maison, au faubourg Saint-Honoré , un manège et une école d'équitation où il a attaché les meilleurs écuyers, il avait envoyé un de ses pale- QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 1787-1801. 373 freniers et un de ses quarante chevaux pour l'attendre à Blois, d'où il s'était rendu à sa terre de Ghaillou, afin de tâcher de recouvrer douze mille livres d'arriérés qui lui sont dus. Il y a passé six jours, et rapporte à ^rand'peine sept cents livres. Jl nous a fait un résumé de la triste situation de toute la famille, et la voici. Sa mère, la veuve du ministre, avait trois enfants, deux filles et un garçon; l'aînée resta fille, le garçon est celui que nous voyons, et la troisième est la mar- quise de La Ferté-Sénecterre. L'aînée n'a encore rien reçu des biens qui, sans la Révo- lution , auraient dû lui revenir, et vit chez eux à la charge de sa mère. La marquise de La Ferté avait eu trois enfants deux filles et un garçon. Son mari avait emmené le garçon ; et les deux filles , dont l'aînée , grande et jolie, est bonne à marier, vivent tristement avec leur mère chez madame Amelot. M. de La Ferté avait été déclaré émigré; tous ses biens avaient été vendus, et sa femme avait perdu sa dot, qui consistait soit en rentes sur la Ville, soit en contrats sur des émigrés. Toute la famille habitait encore le grand hôtel, rue de l'Université, et s'était réunie dans une petite partie de la maison pour laisser à leur mère la faculté de louer le reste. Madame Amelot n'avait plus que vingt-trois mille livres de revenu , sur lesquelles elle avait dix-huit mille livres de rente à faire; ainsi il lui en restait cinq. Par une délicatesse pareille à la nôtre, et aussi mal entendue, elle ne s'était pas servie de la facilité qui lui était offerte de rembourser en assignats. Sot préjugé de vouloir rester honnête , tandis que tant de gens s'en moquent ! Amelot m'apprit que mademoiselle Luker, devenue mar- quise Amelot du Guépéan l , et ayant un fils de dix ans de la 1 René-Michel Amelot, marquis du Guépéan, capitaine au régiment du Roi, avait épousé en 1787 Marie-Marguerite de Luker; elle était fille d'Édouard- Jean, marquis de Luker, qui habitait Reaugency, où il fut arrêté sous la Terreur pour n'être mis en liberté qu'au 9 thermidor. D'après ï Histoire de 374 MEMOIRES DU COMTE DUFOIIT DE CHEVERNY. plus jolie figure, était réduite à la plus grande misère par l'émigration de son mari. Elle était venue le supplier de lui trouver dans quelque maison de campagne une place de concierge, pour son pain et celui de son fils. Sa tante , mademoiselle Le Gendre, sœur de ma femme, âgée de plus de soixante ans , d'une piété et d'une charité exemplaires, qui jouissait jadis de trente-cinq mille livres de rente, se trouvait réduite, pour tout bien, à une petite mai- son près de la barrière de Ghaillot, et à deux mille livres de rente sur des particuliers qui, comme tout le monde, étaient presque insolvables. Il ajouta que sa tante, la marquise de Roncherolles, dont les enfants sont émigrés, traînait chez madame Amelot sa triste existence. Malgré la pénurie où il était lui-même, il désirait, avec le produit d'un moulin qu'il venait de vendre dans ce dépar- tement, acheter le château de Guépéan et ses petites dépen- dances, mis en vente par la Nation pour neuf mille livres argent, mais qui vaudrait aisément cinquante mille écus dans tout autre temps. Il y établirait sa malheureuse cousine. Enfin, les changements attendus dans l'administration du département viennent d'être connus. Bésard, l'ancien soldat énergumène, éternel membre de la municipalité, nommé par les enragés, aux dernières élections, membre du Départe- ment où il avait été précédemment un an, et Balayer fils, un des défenseurs officieux des babouvistes, viennent d'être destitués par le Directoire. On a nommé à leur place Dupont, l'émule de Grégoire , son grand vicaire constitutionnel , homme sale de corps et assez nui d'esprit, et Desfray, ancien marchand, homme honnête et dévoué, qui ne s'est pas sali dans la Révolution. Une chose assez plaisante est la dénonciation faite dans le Journal des hommes libres d'un comité secret composé de chouans à Blois. On nomme le citoyen Leconte , qui était Beaugency de Lottin, M. de Luker avait rendu de grands services dans le pays au début de la Révolution. QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 1787-1801. 375 jadis avocat à Paris, attaché aux affaires de Ja maison de Villeroi, et ayant acheté la terre de Roujou, il y a vingt ans. Sa capacité l'a fait appeler à des places de magistrature pendant la Révolution; alors il s'est mis à l'ordre du jour, et s'est si sagement conduit qu'il est depuis deux ans commis- saire civil du pouvoir exécutif près le tribunal. On cite aussi Durand deRomorantin, bien à l'ordre du jour, homme assez juste et honnête, surtout si l'on s'y prend le matin, commis- saire près le Département; Bodin *, jadis chirurgien à Am- boise, et appelé à la Convention , où il n'a pas voté la mort du Roi; la Révolution lui a fait troquer sa lancette contre un sabre, puisqu'il est commandant de la gendarmerie à Blois; enfin Thibault 2 , ancien curé de Souppes, depuis évêque du Gantai , aussi conventionnel et n'ayant pas voté la mort du Roi, mais s'étant attiré par sa probité, son air franc et ouvert, et son esprit, la confiance du Directoire et l'estime des bons citoyens partout où il a été. Il avoue qu'il est à sa dix-septième place depuis qu'il est sorti du Corps législatif; il a obtenu la trésorerie du département, qu'on évalue de vingt à vingt-cinq mille livres, et il espère y rester. Il paraît réellement que c'est grâce à ces quatre citoyens que les autorités ne sont pas plus mauvaises, mais le Direc- toire entendrait bien mal ses intérêts s'il ne les consultait pas; car, tout en soutenant la République, ils ne feront pas faire de mauvais choix. Les quatre dénoncés ont été aux recherches, et il paraît clair que le dénonciateur est le fou féroce d'Hézine, qui craignait la destitution de ses amis 1 Pierre- Joseph-François Bodin, conventionnel, fit partie des Cinq-Cents en 1797 et en 1799. Après le 18 brumaire, il fut nommé juge d'appel à Poi- tiers. Il mourut à Blois en 1809. 2 Ànne-Alexandre-Marie Thibault, député aux États généraux, évêque con- stitutionnel du Cantal en 1791, député à la Convention en 1792, vota pour l'appel au peuple et le sursis. Nommé aux Cinq-Cents, il en sortit en 1797 par le tirage au sort. Il y rentra comme député de Loir-et-Cher en 1799. Il fut plus tard membre du Tribunat, d'où il fut éliminé en 1802, et mourut en 1812. 376 MÉMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVERNY. Bésard et Balayer. On attend avec impatience de voir com- ment ils se vengeront de ce perturbateur, maintenant secré- taire de la municipalité de Vendôme. On parle beaucoup d'une histoire qui s'est passée à Tours. Un jeune homme, nommé Garteau, pris d'une passion pour une jeune personne dont la famille valait au moins la sienne, fait faire la demande; elle lui est refusée. On s'aper- çoit que sa tête s'échauffe, on le fait voyager pour affaires de commerce; il revient à Tours précisément le jour du mariage de la jeune personne qu'il aimait. A l'instant, il va se livrer à la commission militaire et se déclare émigré; on lui prouve le contraire, il persiste. Les juges, quoique peu pitoyables, font tout ce qu'ils peuvent pour le sauver; mais la loi est formelle. Il veut être condamné, il l'est. Alors, il s'écrie C'est ce que je voulais, je ne me sentais pas la force de me tuer moi-même. » Et il marche à l'échafaud. On avait fait courir le bruit que sa grâce était arrivée trois heures après sa mort ; mais on n'a fait aucune démarche pour l'obtenir. Tours, en proie aux terroristes qui dévorent tout le dépar- tement et occupent toutes les places, est dans l'état le plus déplorable. Les familles un peu aisées, les négociants, les marchands l'abandonnent, et sous peu la ville tombera dans la plus grande misère. Tous ceux qui y passent assurent qu'il n'y a dans ce pays aucune différence entre le temps de Robespierre et celui-ci. Le fils d'un maître à danser de Tours avait été en butte aux terroristes dans l'affaire du 15 thermidor. Il y eut une dénonciation horrible contre lui, prise de corps, longue incarcération, enfin jugement qui le condamne à quatre années de fers. Invoquant la Constitution, il en appelle au tribunal de Blois. En conséquence il y est traduit, et la cause est appelée le 8 messidor dernier ! . Neuf terroristes de Tours arrivent comme témoins à charge, tous savetiers et portefaix > 26 juin 1798. QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE l 787-1801. 377 de bas étage; huit jeunes gens des mieux élevés et des plus distingués viennent comme témoins à décharge. On savait que le nommé Picard, jadis brigadier de la maréchaussée que j'avais à Cheverny homme qui m'avait été donné par feu M. de Cypierre, et dont j'avais fait la fortune en le plaçant sous M. de Polignac à Ghambord, et en faisant obtenir à son fils une place au dépôt des gardes-françaises, était spécialement chargé de lui mettre la main sur le collet, lorsqu'il serait absous. Les terroristes, qui se doutaient qu'on ne pouvait que l'innocenter, avaient en effet surpris au Directoire un mandat d'arrêt. Les deux partis étaient donc en présence. L'audience commence, l'assemblée était nombreuse. Les témoins à charge étaient sur un banc derrière, et faisaient un contraste frappant par leurs horribles figures avec les témoins à décharge qui avaient un air et une tenue honnêtes. Picard-Gaudron avait posté deux gendarmes sur l'escalier du tribunal et se tenait avec les quatre autres tout prêt à agir. Dès que l'innocence du prévenu a été prononcée, les gendarmes l'entourent; Picard saisit la basque de sa houp- pelande et l'entortille autour de son bras. Le président annonce que la séance est levée, et toute la foule se porte autour d'eux. Picard, ne se sentant pas assez fort, appelle à lui les deux gendarmes en faction sur l'escalier, et il signifie le mandat d'arrêt. On l'interpelle, il se défend sur ses ordres; on le chicane; le tumulte augmente. On consulte le prési- dent, qui dit que l'audience étant levée, selon la loi il n'est plus que simple particulier. Alors on pérore, on demande à Picard la communication du mandat d'arrêt, il le montre. Un quidam dans la foule s'en empare, le met dans sa poche et disparaît Picard veut courir après et lâche la redingote. C'était là où on l'attendait. A l'instant, léger comme l'oi- seau, le jeune homme pose le pied sur les genoux d'un par- ticulier assis, et, franchissant tous les bancs, il s'élance par une porte en haut destinée aux juges. En trois sauts il des- cend trente marches, et se met à courir dans la rue avec 378 MÉMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVERNY. un camarade qui l'attendait; en un instant il a disparu. Picard cependant, qui ne voulait pas perdre sa capture, prend le même chemin malgré les efforts du public. Il se met à courir comme un enragé et ne s'aperçoit pas que le fugitif avait fermé sur lui une porte vitrée; il s'y frappe d'une telle force qu'il tombe en vomissant le sang. Pendant ce temps, les témoins terroristes se mouraient de peur; ils demandèrent à être escortés jusqu'au bateau qui devait les ramener à Tours, ce qui fut fait, et l'on fut débar- rassé de leur présence. Dès qu'ils ont été arrivés chez eux, ils n'ont eu rien de plus pressé que de dresser un procès- verbal plein de faussetés et de mensonges, accusant le tribu- nal, les jeunes gens, les spectateurs, la ville même d'être en contre-révolution. Le Directoire envoie l'ordre au directeur du jury de suivre cette dénonciation, toute affaire cessante. Heureusement que le sieur Bellenoue-Chartier, maintenant directeur du jury, est un homme de la probité la plus stricte, qui ne se sacrifie jamais aux passions du jour. Quoique jeune, il est estimé et respecté de tous les partis, et il saura faire son devoir et rendre justice à qui elle appartient. Cette décade a été fertile en événements. Les mesures les plus sévères ont été prises à Paris contre les émigrés, les déportés, les prêtres, les chouans, les journalistes proscrits, les chauffeurs. Les ordres parviennent à l'instant dans les départements et aux commissaires du pouvoir exécutif. Le signalement de certaines personnes suspectes au gouverne- ment est en même temps envoyé à Durand, entre autres celui d'un ci-devant procureur du Mans, nommé Bazin ' petit, trapu, des yeux gros et saillants, vue basse, écrivant dans le Journal des hommes libres, et vendu à Hézine, aux babouvistes et à toute la séquelle. Il était soupçonné d'être le rédacteur de l'article qui dénonce les quatre citoyens dont j'ai parlé ci-dessus. S'en- fuyant de Paris, il se présente à la municipalité de Blois; il 1 On trouve un article sur lui dans la Biographie moderne de 1808. QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 1787-1801. 379 ne pouvait faire pis. Sous le prétexte qu'il manquait la signa- ture du commissaire du pouvoir exécutif, on le fait conduire à Durand, qui lui signifie qu'il va le faire incarcérer. Sa fureur, sa colère sont au comble. Quatre gendarmes s'en emparent, et au bout d'une heure on le conduit aux Carmélites. Tout le monde s'accorde à dire que c'est un drôle bon à déporter. 9 août 1798. — Encore une lacune dans ces Mémoires. Une nouvelle attaque de goutte dans la poitrine m'a fait croire que j'étais à mes derniers moments; ce fut l'affaire de six heures, et leau de goudron nie l'ayant détournée, j'en fus quitte pour une jaunisse de huit jours. Le lendemain du jour où don Olavidès reçut la leitre dont j'ai parlé, il fut pris à son réveil d'une rétention d'urine si douloureuse, qu'elle nous fit tout craindre; après vingt- deux heures de souffrances, il fut débarrassé; mais il s'en- suivit un peu de fièvre. Il était au moment de partir pour Paris ou de retourner en Espagne. Rien n'était plus con- trariant pour lui que cet accident dans un pareil moment. Des visites domiciliaires se sont faites à Blois d'après l'ordre du Directoire; on n'a pris aucun prêtre parce qu'ils se cachaient très-bien, et pas d'émigrés parce qu'il n'y en avait pas. On a fait quelques perquisitions dans les cam- pagnes, chez les demoiselles Mahi, grandes souteneuses de prêtres , et chez le ci-devant marquis Hurault de Saint- Denis, mais nulle part ailleurs. Le Directoire, suivant son système de balançoire, a des- titué Hézine, secrétaire de la municipalité de Vendôme; sur- le-champ, il s'est fait cabaretier dans la même ville, pour rassembler les babouvistes chez lui. Deux chefs de chouans viennent d'être fusillés à Tours par jugement; ce sont le nommé Mazurié, ci-devant prêtre, et un autre qui portait le nom de guerre de V Aimable '. La manière dont ils ont été pris est atroce Mazurié était retiré dans une maison à lui aux environs, il avait des certificats 1 Le 26 juillet 1798, la commission militaire de Tours avait condamné Guillaume Le Métayer et non Mazurié, dit Rochambeau, clerc tonsuré, et 380 MEMOIRES DU COMTE DUFOHT DE CHEVERNY. bien légalisés à son canton. Cinq gendarmes se déguisent, arrivent chez lui à huit heures, lui font confidence qu'ils sont chouans et demandent l'hospitalité; il les traite de son mieux. Au milieu du souper, ils sejettent sur lui, l'entraînent avec son compagnon à la commission militaire; le lende- main ils sont fusillés. Ils refusent de se laisser bander les yeux, ajournent le rapporteur à un an, en lui reprochant sa cruauté, et crient Vive le Roi! » jusqu'à ce qu'ils tombent sous les coups de fusil. Un voiturier de Ghinon passe avant-hier à Blois avec une voiture fermée ; un particulier a la curiosité de regarder à travers les barreaux. Le voiturier lui dit bonnement Ce sont six daims que je mène près de Fontainebleau ! , chez Barras, directeur ; il les a fait venir de Ghinon pour peupler son parc. » Enfin, la 31 e demi-brigade, la plus mauvaise troupe qui ait jamais existé, depuis le commandant jusqu'au dernier gou- jat, vient de recevoir l'ordre de se rendre à Strasbourg. C'était parmi eux qu'était prise la commission militaire de Tours, la plus sanguinaire qui ait existé ; un officier de la plus jolie figure était le rapporteur, et il n'a que des crimes à se reprocher. Le détachement qui est à Blois a mécon- tenté toute la ville. 12août 1798. — Lesréquisitions vont grand train; on prend jusqu'aux gens mariés et qui ont des enfants. C'est une déso- lation universelle. Ils partent liés et accolés; tous revien- nent dans le pays trois ou quatre jours après, mais effrayés de l'arrêté du Directoire qui condamne ceux qui les recèlent à 500 francs d'amende et deux ans de fers, ils se laissent prendre la nuit comme le jour et conduire aux Carmélites. Les barrières nouvellement mises pour les péages 2 indis- Leroux, son aide de camp, tous deux activement mêlés à la chouannerie. Dom Piolin, l'Église du Mans pendant la Révolution, t. III, p. 416, cité par M. Victor Pierre dans la Revue des questions historiques d'octobre 1884. 1 Probablement à Grosbois. 2 La loi du 9 vendémiaire an VI 30 septembre 1797 avait établi une taxe QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 1787-1801. 381 posent les voituriers, la plupart gens sans patrie, jadis atta- chée à la Révolution dans l'espoir du pillage, mais qui main- tenant ne se voyant pas plus riches, crient contre l'ordre de choses actuel; c'est un feu de paille, et cette race mouton- nière obéira bientôt comme les réquisitionnaires. Le départ d'Olavidès est fixé à jeudi prochain, 27 août ' ; c'est un vrai sacrifice qu'il fait à sa famille et aux ordres du Roi. Il voyage avec deux voitures et emmène sept personnes Reinard,son aumônier; son valet de chambre, avec sa femme et sa fille; un courrier, le nommé Brunet; et Hadou, chirur- gien de l'hospice militaire de Blois. La foire de Blois, cette année, a été beaucoup plus consi- dérable tant en marchands qu'en acheteurs, mais les pre- miers s'en vont ruinés le 4 septembre, et la décade qu'on les a obligés de sanctifier en leur faisant fermer boutique a occa- sionné beaucoup de murmures. Si don Olavidès avait voulu emmener une colonie de Français, rien ne lui eût été plus facile; il est accablé de demandes, de lettres, de visites, et moi par contre-coup. Pour y obvier, il n'emmène personne ; ce serait mal se poser en arrivant que de s'entourer de Français, je me suis donc interdit toute sollicitation. Les Fiançais aiment beaucoup voyager dans tous les pays; la province blaisoise surtout a cette maladie, et si on lit les voyages, les mémoires des cap- tifs rachetés par les saints Pères de la Merci, on ne parcourt pas une page sans en trouver. Maintenant la Révolution, les réquisitions, la perte de toutes les fortunes, déterminent sans peine à sortir du pays, surtout depuis qu'on ne court plus le risque d'être déclaré émigré. J'ai parlé plusieurs fois de mesdemoiselles de Martainville qui, avant la Révolution, avaient tenu à Paris une délicieuse maison, rendez -vous des gens aimables. Elles s'étaient enfuies en Suisse et habitaient avec l'évêque de Gomminges d'entretien à percevoir sur les voitures de roulage et de voyage et les bêtes de somme, au moyen de barrières et bureaux placés sur les grandes routes. 1 II ne partit que le 18 septembre 1798, comme on le verra plus loin. 382 MÉMOIRES DU COMTE DUFOIlT DE CIIEVERNY. d'Osmont, tantôt aux eaux de Bade, tantôt près du lac de Constance. L'aînée, Flore, est morte d'une attaque d'apo- plexie. Je vais copier l'article qui la concerne, d'une lettre du 6 septembre, que je reçois de Sanlot Rien ne me coûte autant, mon ami, que d'être porteur de nouvelles affligeantes, mais il est impossible de ne pas k vous faire partager le chagrin que nous cause la mort d'une des aimables petites sœurs de Suisse. Ce n'est pas u celle dont la santé actuellement dérangée donnait le plus te d'inquiétude que nous avons à regretter. C'est cette pauvre Flore qui a été emportée, il y a aujourd'hui trois semaines, presque subitement, par une apoplexie d'humeur. Nous avons actuellement à redouter les suites de ce funeste évé- nement pour Alexandrine, qui ne résistera peut-être pas à un pareil assaut; malade comme elle l'est, elle ne sera pas assez forte pour supporter ce malheur. Sa sœur Cas- tera l part dans deux jours pour aller la joindre et adou- cir par sa présence l'amertume de cet isolement. C'est leur vieil ami 2 qui nous a donné tous ces détails affligeants. Nous avons la consolation de penser que si un deuxième malheur, que nous appréhendons, suivait celui dont je vous informe, il ne resterait pas abandonné. Son neveu l'aîné 3 vient de marier sa fille à un officier compatriote de la mère 4 qui possède des millions et qui, outre 12,000 livres de rente qu'il assure à son beau-père et à sa belle-mère, a fixé le douaire de sa femme à 60,000 livres par an. Notre 1 La mère de la trop fameuse madame de Buffon, maîtresse de d'Orléans. •> Note de l'auteur. 2 D'Osmont, ancien évêque de Comminges, retiré avec elles. » Note de l'auteur. 3 Ce d'Osmont, qui avait épousé mademoiselle Dillon, sœur de tous les Dillon et de madame de Martainville, et à qui la Reine avait fait avoir une place chez Madame, retirée en Suisse par la Révolution. » Id. Madame de Martainville, née Dillon, dont il est question dans la note ci-dessus, ligure au contrat de la comtesse de Buffon, en 1784, comme tante de la future. Elle signe Dillon de Martainville. Correspondance de Buffon, par M. JNadault de Buffon, t. II, p. 491. 4 u Madame Dillon, Anglaise. » Note de l'auteur. QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 1787-1801. 3S3 vieil ami l trouvera là un asile qui lui sera bien dû, car s'il se trouve dans la détresse, c'est pour avoir élevé et sou- tenu toute sa famille. » On n'attendait plus ici que le visa des passe-ports envoyés au Directoire, et un du chevalier Azara , ambassadeur d'Espagne; les deux voitures étaient chargées. Le château ne désemplissait pas; la nouvelle des faveurs que recevait Olavidès lui attirait des visites continuelles. Enfin les passe- ports arrivèrent. J'avais fait venir dix chevaux de poste la veille, pour mener les deux voitures en deux jours à Châ- teauroux. Il partit le 19 septembre, non sans beaucoup de regrets de part et d'autre. Don Oiavidès quittait des amis sûrs qui l'avaient pendant trois ans traité comme un tendre frère, et nous, nous perdions un homme rare, plein d'esprit, de connaissances, d'une douceur et d'une amabilité continuelles. Lumineux dans la conversation, éloquent sans être verbeux, il embellissait tout ce qu'il disait. Quoique supérieur à tous, il ne discutait qu'avec une modération dont je n'ai jamais vu d'exemple. Son aumônier, M. Reinard, nous convenait sous tous les rapports; aussi le vide qu'ils nous ont laissé est incalculable. Tout son désir était de nous emmener en Espagne, et il nous aplanissait toutes les difficultés, mais nous résistâmes. J'ai près de soixante-huit ans, et ma femme en a soixante; on ne s'expatrie pas à cet âge, à moins de raisons majeures. L'état affreux de notre fortune et les événements de la République peuvent d'un moment à l'autre nous y forcer. Alors comme alors! il nous restera l'espérance d'être aussi bien traités en Espagne que nous l'avons traité ici. Cependant Blois était assez tranquille, les prêtres seuls craignaient tout. Sans cesse on en voyait arriver aux Car- mélites pour être déportés. Mon fils aîné fut témoin d'une scène attendrissante. Cinq prêtres étaient arrivés le matin en charrette sans le sou; on fut obligé de faire une quête afin 1 Toujours l'évêque de Comminges. »» Note de l'auteur. 384 MÉMOIRES DO COMTE DUFORT DE CHEVERNY. de leur procurer à dîner. Un d'eux demande en arrivant mademoiselle de la Pagerie ! , tante de la citoyenne Bona- parte ; elle était à la campagne. Il se plaignit qu'en l'arrêtant on lui avait pris trente louis en or. Tous les prêtres, n'im- porte de quelle couleur, étaient consternés. Cependant, un bruit vague et que les arrivants de Paris paraissaient confirmer, était que le départ de l'expédition de Bonaparte était un vrai exil. Voici le fait On assurait que Bonaparte, dont l'existence inquiétait le Directoire par sa tête, son audace et ses exploits, avait été extraordinairement négligé à Paris où il avait joué un rôle plus que secondaire. Ombrageux dans son intérieur, despote avec les formes les plus sèches et les plus républicaines, on prétendait qu'il faisait régler par le juge de paix tous les mémoires de ses fournisseurs, les chicanant régulièrement à chaque audience, quoiqu'il fût, dit-on, riche de plus de quinze millions. Ce qui est certain, c'est que mademoiselle de la Pagerie, tante de sa femme, âgée de plus de quatre-vingts ans et ayant tout perdu à la Révolution, n'a pu obtenir de sa nièce, dont on connaît le bon cœur, aucun secours pécuniaire. On disait donc que le Directoire avait découvert, ou cru découvrir, un parti dont Barras, Bonaparte et Tallien étaient les principaux chefs; que Barras depuis ce temps, en atten- dant sa sortie, était convenu de ne plus se mêler de rien ; que pour Bonaparte, Merlin, après une explication, lui avait dit que la réputation méritée qu'il s'était acquise lui évitait la déportation ostensible; qu'on allait lui donner connais- sance de tous les projets proposés depuis vingt ans pour la prospérité et l'agrandissement de la France ; qu'il était le maître de choisir celui qu'il voudrait, qu'on lui fournirait tous les moyens; qu'après quinze jours d'examen, Bonaparte 1 Thérèse Tascher de la Pagerie, grand'tante de Joséphine. Eile avait recueilli chez elle sa sœur Madeleine, en religion Mère Saint-Louis, Ursuline à Blois, qui mourut en 1795. Mademoiselle de la Pagerie vécut jusqu'en 1806. On lui fit des obsèques magnifiques, auxquelles assistaient les autorités. A. Dupré, les Beauharnaîs et les Tascher, et l'abbé Richaudeau, les Ursu- lines de Blois. QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 1787-1801. 3K5 s'était décidé pour celui qui s'exécute; qu'argent, hommes et vaisseaux, rien n'avait été épargné pour ce projet, chose très-indifférente au gouvernement, qui n'avait d'autre but que de se débarrasser de lui. A l'égard de Tallien, il ne fut pas continué au Corps législatif; il a été joué par Bonaparte, comme tout le monde l'a su; ce qui est certain, c'est que madame Tallien, qui est très-obligeante, sollicitée par quelqu'un à qui elle ne pou- vait guère refuser, lui dit tout naturellement Que voulez- vous que je fasse maintenant? je n'ai pas même le droit d'empêcher mon mari de partir '. » Tout cela m'est raconté par des personnes que je dois croire instruites. Septembre 1 798. — Toutes les fois que je pourrai avoir des notes sur des personnes qui jouent ou ont joué un rôle dans la Révolution, je les consignerai ici. Lecarlier 2 , maintenant ministre de la police, ancien membre de l'Assemblée constituante, a constamment été républicain. Dur et sévère dans toutes les missions où on l'a employé, il a toujours inspiré la crainte, sans cependant s'être plongé dans le crime comme Carrier, Lebon et tant d'autres. Il est né à Crépy, dans le département de l'Aisne; son père était fermier et faisait avec intelligence le commerce de bestiaux, principalement celui de moutons. Il fit fortune, plaça son fils chez un procureur, et maria sa fille à un homme de pratique à Crépy. Dès que la Révolution commença, Lecarlier revint de Paris avec le jargon de son étude, sédui- sit son assemblée primaire, promit monts et merveilles et obtint d'être nommé. Il est maintenant abhorré, et il l'avoue lui-même; au moins c'est un sentiment bien prononcé, il y en a tant d'autres qui n'inspirent que le mépris! Quanta lui 1 On sait que Tallien accompagna Bonaparte en Egypte. 2 Marie-Jean-François'-Philibert Lecarlier; il était maire de Laon avant la Révolution. En quittant le ministère de la police, il alla remplir les fonctions de commissaire générai en Belgique et mourut en 1799. "• 25 386 MËMOÎKKS DU COMTE DUFORT DE CUKYERNY. qui était riche avant la Révolution, il a cru se dévouer en acceptant cette place. Sa manière de donner des audiences est singulière; tou- jours pendu à sa sonnette, il vous laisse parler un instant, vous dit Je sais votre affaire » , et sonne pour faire entrer une autre personne. Un soi-disant émigré avait rempli toutes les obligations exigées pour obtenir sa radiation ; Lecarlier, poussé à bout et ne voulant pas le rayer, fait venir ses pre- miers commis, et leur dit Si d'ici à demain vous ne trouvez pas l'émigration constatée dans tous les papiers o que je vous remets, je vous renvoie tous. » La peur fit tra- vailler leur imagination, et, dans le délai fixé, l'homme reçut l'ordre de sortir de la République. Ces récits me sont venus par différentes personnes qui ont eu affaire à lui elles m'ont annoncé qu'il se retirait à la grande satisfaction de tout le monde. Il est remplacé par un nommé Duval l , connu pour avoir été un des soixante- treize emprisonnés par Robespierre. La conscription 2 s'établit lentement, et le peuple, qui s'accoutume à tout, même à être décimé si on l'exige, montre une soumission aveugle. La tranquillité règne dans le département, comme la misère, pour les propriétaires du moins; car pour les journaliers le vin est à trois sois, le pain à deux, les journées à trente ou quarante. Il s'ensuit néces- sairement que les cabarets sont très-fréquentés, et que le peuple fait la loi pour son travail. Cet état de choses peut-il durer? C'est la question que se font tous les gens instruits. La déportation des prêtres continue, il n'y a pas de jour qu'il n'en vienne coucher aux Carmélites, depuis sept jus- qu'à vingt. Ils sont emmenés en charrette et repartent le len- demain. Toute la Touraine est maintenant sans aucun ministre du culte. Le département de Loir-et-Cher n'a pas suivi les mêmes principes, car les prêtres jusqu'ici y sont 1 J. P. Duval, ancien député de Rouen, ministre de la police à la fin de 1798. Il fut préfet des Basses-Alpes sous l'Empire. 2 Loi du 19 fructidor an VI 5 septembre 1798. QUATIUÈMK ET DERNIÈRE ÉPOQUE 1787-1801. 387 fort tranquilles. Ils peuvent dire comme l'homme qui tombait du haut des tours de Notre-Dame et criait en l'air Gela va bien ; pourvu que cela dure! » 29 novembre 1798. — Je viens de lire la conspiration d'Orléans par Montoie l . Sans contredit tous les détails sont des plus exacts; on regrette à chaque page que le monstre n'ait pas été écrasé par le gouvernement. Cependant on voit clairement qu'il a été dupe de l'intrigue et qu'il fut déjoué par un parti plus fin qui voulait la République. Il n'a été qu'un instrument qu'on a brisé dès qu'on n'en a plus eu besoin. Je me souviens que dans les commencements du club des Jacobins, pendant les premières six semaines de leur établis- sement, quand j'y étais entraîné par Beauharnais, l'abbé d'Espagnac et beaucoup d'autres gens que je croyais et crois encore très-honnêtes, et qui ne devinaient pas plus que moi où l'on voulait en venir, quelqu'un, dans cet antre affreux, lança un propos si révoltant, appuyé par Lameth, d'Aiguillon et Rœderer, que quelqu'un s'écria Où veut-on donc nous mener? Qu'on le dise, qu'on s'explique ! Serait-il possible qu'on voulût convertir le royaume en répu- blique? » Des rires sardoniques furent la réponse. Sedaine qui était avec nous le remarqua avec le même effroi. Il n'y a pas à en douter, le plan était fait et formé entre ces con- jurés et pas d'autres; ainsi le duc d'Orléans n'a été qu'une misérable dupe, qui a dépensé dix-sept millions pour se faire guillotiner. ^novembre 1798. — Me voici établi dans une petite maison que 'ai achetée et fait arrangera Blois. Je l'avais destinée à me loger avec Olavidès lorsque, comme je l'ai raconté, j'ai été obligé de le décider à partir pour l'Espagne. 1 Ce Montjoie est né à Bayonne, fils de Moracin de Hollande, qui nous reçut si bien. C'est une famille de négociants bien connue. » Note de l'auteur. C'est une erreur. Christophe-Félix-Louis Ventre de la Touloubre, connu sous le nom de Galflrt de Monijoie, était né à Aix, où son père était professeur de droit L'ouvrage dont il est question est intitulé Histoire de la conjura! ion de Louis-Philippe d'Orléans. Paris, 1796, 3 vol. in-8°. Il est loin de mériter confiance. 25. 388 MÉMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVERNY. Grâces soient rendues aux habitants de la ville de Blois, qui ont su rendre la société cjui s'y réunit la plus agréable possible. Blois est préférable à tous égards aux trois villes qui l'avoisinent Orléans, Vendôme et Tours, et de tout temps elle a obtenu cette distinction. Le peu de fortune des habitants a fait disparaître toute rivalité, et les distinctions de rang y sont nulles. Le peu de commerce qui s'y Fait n'excite pas la concurrence, le peu de gens qui y vivent y restent par un attrait irrésistible. Les possesseurs de terre, persécutés, ennuyés, viennent s'y établir. De ce nombre est mon ami le ci-devant marquis deRancogne, vrai patriarche, ayant cinquante ans et six enfants dont l'aîné est presque de la réquisition. Mon fils et sa femme habitent près de moi, et, malgré la pénurie qui atteint toutes les classes, on se réunit vingt, trente personnes, quelquefois plus. L'étranger qui est reçu dans ces réunions peut se croire au milieu d'une famille. Les femmes y sont élégamment mises, et l'on y compte presque autant de filles à marier plus jolies les unes que les autres. La musique y est portée à une grande perfection. Mon fils, M. Gauvilliers, directeur des domaines, M. de Rancogne donnent des concerts qui paraîtraient bons même à Paris. Mademoiselle Àmelia, fille de M. Gauvilliers, y montre un talent distingué. A Tégard de la situation politique, comme elle se ressemble probablement dans toutes les villes et départements de la République, je vais la peindre telle que je la vois. Il paraît que sur les 109 départements, il n'y en a que 12 qui jouissent d'une sorte de tranquillité, qui serait tempête dans tout autre temps. Celui-ci est au nombre des derniers; quoiqu'il soit taxé de royalisme, on y compte à peine trois ou quatre familles qui se soient trop prononcées. Le reste, plus prudent, n'a montré que le désir de voir les pouvoirs con- centrés dans la main du gouvernement. Les jacobins se cachent, mais sont toujours pleins de ruse et d'activité. Quoique cette classe soit maintenant reléguée dans la lie du QUATRIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE l787-I80l. 389 peuple, elle n'en est pas moins à craindre pour les gouvernants et les gouvernés. Depuis que, parle 18 fructidor, le Direc- toire s'est attribué tous les pouvoirs, on l'a vu casser toutes les élections du peuple et nommer partout les pouvoirs exécutifs; comme il ne craignait alors que le royalisme, il crut ne pouvoir mieux faire que de se confiera leurs ennemis naturels, et cherchant parmi les républicains ceux qui étaient les moins révolutionnaires, il leur confia les places, en faisant des espions et des délateurs organisés. Il ne fut heureux dans ce département que dans un seul choix, celui de Leconte, avocat de Paris, possesseur de la terre de Roujou, et dont j'ai déjà parlé. Il fut nommé com- missaire du pouvoir exécutif près le tribunal civil, et sa con- duite lui mérita le suffrage de tous les partis. Le choix ne fut pas si heureux pour le Département. On consulta certainement Venaille, ancien député, qui était fils d'un marchand de poterie de Romorantin; et l'on nomma commissaire près le Département, Durand, fils d'un procureur de Romorantin qui est devenu juge à Blois. Cependant ce Durand aurait valu quelque chose si, adonné au vin les trois quarts du jour, il eût fini le reste dans son bon sens. Le choix des administrateurs fut très-faible, pour ne rien dire de plus. On y comptait Gamereau, ancien marchand de drap ; Dupont, ancien chanoine de Saint-Aignan, recom- mandable par son extrême malpropreté, son dévouement au gouvernement par la peur et, comme prêtre, par sa négli- gence a remplir ses devoirs les plus sacrés; Desfray, ancien marchand, homme bon, mais faible; deux autres un peu meilleurs, mais ignorant les formes et les affaires, obligés par conséquent d'être subordonnés à leur secrétaire Liger, jadis procureur, trè^-républicain, mais honnête homme et plein de courage, puisqu'il avait été commandant à Cambrai. Le choix delà municipalité est encore plus pitoyable un Lemaignen, épicier, sachant àpeine lireet écrire; unGuillon, jadis menuisier, maintenant entrepreneur de bâtiments, homme à moyens et intelligence, mais qui s'est montré 390 MEMOIRES DU COMTE DU FOUT DE CHEVERNY. ingrat envers lévêquede Blois son protecteur, à qui il doit sa fortune. Ambitieux, fin, rusé, jacobin par principe et faux par caractère, il gouverne despotiquement les autres. Un homme très-instruit qui arrive à Paris me racontait le mépris général qui entoure les députés. Depuis que le traite- ment aux deux conseils est de 12,000 francs, tous les va-nu- pieds y prétendent, et tous les moyens leur sont bons. Voici leur calcul 3 ans à 1 2,000 francs par an font 36,000 francs; un logement de 30 francs par mois et un seul repas de 40 sols chez un restaurateur leur suffisent. Ainsi, après trois ans passés à s'asseoir et à se lever, ils ont 30,000 francs d'argent, ce qu'ils n'ont jamais possédé, et reviennent chez eux ou sont placés par le Directoire. Le mépris qui est attaché à ces places éloignera tout homme honnête, et par conséquent le champ restera libre à tous les gueux de la République. On sent bien que cet état de choses ne peut durer que tant que le Directoire le croira nécessaire. Pour le présent, il est maître et souverain, et voici sa marche. Ses deux con- seils sontmaintenantdivisés en trois partis les royalistes, les modérés et les jacobins. Si le Directoire veut faire passer une loi acerbe, il se renforce à l'instant par le parti jacobin. S'il a besoin d'une loi sage, il s'appuie sur les modérés. Il est airsi plus maître que feu Louis XVI, à qui l'on avait refusé tous les pouvoirs; par son astuce il les réunit tous. On fait courir maintenant des listes pour les députés à nommer aux assemblées primaires. Je vais peindre tous les acteurs sur les rangs. Le premier, c'est Bodin, accoucheur-chirurgien à Amboise, ancien membre de la législature, et maintenant capitaine de la gendarmerie à Blois, homme de peu de mérite, mais intrigant pour s'assurer une place lucrative. Le deuxième, Delestre, chirurgien sans clientèle, s'étant fait un manteau de patriotisme pour s'enrichir, maintenant commissaire du pouvoir exécutif près la municipalité et voulant troquer sa lancette contre la toge sénatoriale. Le troisième, Guillon, menuisier-entrepreneur, jouissant d'un grand crédit dans QUATRIÈME ET DERRIÈRE ÉPOQUE 1787-1801. 391 l'ordre jacobinique. Le quatrième, Durand, commissaire du pouvoir exécutif près le Département. Pour balancer ces noms, on y a accolé quelques autres qu'on espère biennepas être forcé de prendre Leconte, sur- nommé Roujou; Touzard, juge de paix, homme d'esprit, honnête et estimé généralement; Gabaille, fils d'un apothi- caire d'Orléans, ingénieur des ponts et chaussées, ayant été employé ici et ayant le vœu de tous les honnêtes gens par son honnêteté et son éducation tous gens probes et de mérite, par conséquent peu laits pour être nommés ou fort capables de refuser. Janvier 1799. — Je me trouve ici dans une position assez singulière pour la consigner. Voici le fait Depuis la première assemblée législative, quoique nommé trois fois électeur, j'ai évité scrupuleusement de me lier avec aucune autorité. Il y a trente ans, comme je l'ai dit, que Jumeau est attaché à mon service, et je lui ai confié peu à peu toutes mes affaires du dehors. Il est devenu mon ami par les services essentiels qu'il m'a rendus dans la Révolution; je l'ai vu pendant la Teneur partir à pied pour Orléans et en revenir chargé de 40,000 francs. Il nous a adouci à ma femme et à moi l'amer- tume d'une vie où tout successivement nous a manqué; quoique septuagénaire, il met dans ses actions la vivacité d'un jeune homme. Il est né avec l'esprit des affaires, et il abrège et termine les affaires les plus litigieuses. C'est à cet excellent homme que je dois de ne fréquenter aucune auto- rité; depuis la Révolution, je ne me suis présenté qu'une fois au Département. Il a toujours paru pour moi, et j'ai obtenu plus facilement par lui ce qui était juste et indispen- sable; je vis donc totalement isolé de la Révolution. Qui aurait pu penser que par des intermédiaires je me trouverais en relation indirecte avec Merlin, le fameux Merlin de Douai, directeur, et le principal agent de ce triste gouvernement? Ceci devient peu clair; je vais l'éclaircir. Sous l'ancien régime, un vicaire de Cour, nommé Bailly, se faisait distinguer par sa figure, son air honnête et sa couver- 392 MÉMOIRES DU COMTE DUFORT DE CHEVERNY. sation. Il avait commencé par servir dans la marine mar- chande et n'avait embrassé l'état ecclésiastique que pour être plus à portée de soigner sa mère. Il eut, au moment de la Révolution, l'occasion de déployer ses vertus filiales; sa mère, qui vivait bourgeoisement à Vendôme, fut si e frayée par l'insurrection et les manières révolutionnaires qu'elle tomba dans des accidents qui la conduisirent lentement au tombeau. Il la fit transporter à Cour et la soigna pendant trois ans avec le plus grand dévouement. Sur la fin, lors- qu'on eut forcé les électeurs à nommer aux cures, me trou- vant électeur et président, je fus assez heureux pour le faire nommer à la cure de Danzé près Vendôme. Il ne tarda pas à s'y attirer toute la considération possible et à se lier avec la noblesse du pays, et surtout avec M. de la Porte. Lorsque celui-ci fut incarcéré et menacé de passer au Tribunal révo- tionnaire, ses amis réussirent à le faire sauver de prison. Madame de la Porte était la personne la plus embarrassante; il fut convenu que Baiily se déguiserait en garde national, que madame de la Porte passerait pour sa sœur, et qu'ils par- tiraient avec des passe-ports pour aller trouver une tante supposée dans la vallée d'Auch près Bagnères et Gauterets, pour y vivre cachés jusqu'à la fin de l'orage. Ils partirent donc tous les deux avec des lettres de recommandation ad hoc, et s'établirent dans leur retraite. Pour dérouter les curieux, Baiily se fit nommer directeur de l'hôpital militaire, s'y conduisit supérieurement, se fit estimer et ne pilla pas. Il pouvait amasser 2,000 louis, et il n'en rapporta pas plus de 100. A son retour à Paris après le 9 thermidor, lorsqu'il se présenta à ses protecteurs, l'accueil qu'il en reçut était bien à l'ordre du jour. On lui demanda s'il avait fait fortune ; il avoua niaisement qu'il aurait pu la faire, que les moyens ne lui avaient pas manqué, mais lui avaient répugné; alors il fut éconduit comme un homme incapable. L'état ecclésiastique était proscrit; ne sachant où donner de la tête, il entra comme commis dans un des bureaux de la Guerre; ses manières le firent réussir, et enfin, QUATHIÈME ET DERNIÈRE ÉPOQUE 1787-1801 393 il obtint la place de directeur de l'hôpital de Luxembourg, avec 3,000 francs d'appointements. Bailly avait toujours entretenu des relations avec moi; à mon dernier voyage à Paris, il était venu me voir tous les matins, et, depuis, je lui avais rendu quelques services, soit pour ses certificats, soit pour son extrait de serment civique. Cependant, il y avait plus de six mois que je n'en avais entendu parler, lorsque Thibault, receveur général du dépar- tement de Blois, fut appelé par Ramel, ministre des finances et son ami, à lune des trois places de receveur des barrières de Paris. Le bruit se répandit qu'il serait remplacé par le beau-frère de Merlin. Quelques semaines après , M. de la Porte , en venant me voir, m'annonça qu'il avait reçu une lettre de Bailly, qui lui mandait qu'il avait remis une lettre pour moi au nouveau receveur. Celui-ci ne tarda pas à me l'apporter. Il se nom- mait Desfossés, et venait de Luxembourg, où il avait occupé la même place. Il nous amena sa femme, et, s'expliquant avec une grande franchise , nous conta son histoire que voici Fils d'un avocat de Douai , il était entré dans les bureaux delà comptabilité de la maison du Roi à Versailles. La Révo- lution survenant, il retourna à Douai, et obtint différentes places dans la comptabilité. Il connaissait à Douai une jeune veuve n'ayant qu'une fille d'un M. Azé, conseiller au parle- ment de Douai , et sœur de la citoyenne Merlin. Desfossés trouva le moyen de la décider à l'épouser. Cette femme nous parut bonne, excellente, tout cœur comme sont les Fla- mandes. Elle avait été fort persécutée pendant le règne de Robespierre ; Merlin , antagoniste décidé , était poursuivi même dans ses parents. Lors de l'avènement de Merlin aux places, ils se servirent de son crédit. Merlin, à leur passage, les avait reçus à merveille; ils avaient été logés au Direc- toire et traités en parents. Ils mènent une vie toute différente de celle de leurs prédécesseurs, et, s'appuyant de nous, ils ont été reçus partout; ils se présentent avec 394 MÉMOIRES DU COMTE DU FORT DE GHEVERNY. simplicité et bonhomie, et toujours à leur place. Ils sont continuellement chez nous ou dans notre société; mais nous observons un silence profond sur la politique et sur les réflexions qui nous saisissent à la gorge, prêtes à nous échap- per, sur leurs chers parents. La pénurie d'argent se fait sentir ici de plus en plus; la Nation exige qu'on paye les impositions tous les mois à peine échus, et l'on ne peut exiger de l'argent des fermiers que l'année révolue. En Sologne, les fermiers n'ont point d'épo- que fixe pour payer, et jadis j'ai eu souvent cinq ans d'ar- riérés. l J ar le nouvel ordre de choses, on a confié le cadastre à faire, soit à des ignorants, soit à des ultra-révo- lutionnaires , de sorte que l'imposition, dans mes anciennes paroisses, se trouve à peu près de tieize sous sur vingt. Quelques représentations qu'on ait faites, le Département n'a rien diminué de ses prétentions ; il est aisé de prévoir que cela ne peut durer. Toutes les décades on envoie au Trésor public ce qu'on peut escroquer; mais l'État ne paye pas les fonctionnaires, et ils n'existent plus. Le commerce ne se fait plus au comp- tant, mais forcément en lettres de change à longue échéance, ce qui donne une grande latitude à toutes les friponneries possibles, et il y a une infinité de gens qui se sont rendus experts en falsification de lettres de change, congés , passe- ports et certificats. Leconte, marchand de cette ville, s'at- tendait à paver une lettre de change de quatre mille livres; on lui en présente une falsifiée et portée à dix-sept mille. Autre exemple deux certificats d'experts, pour être payés de fournitures, sont déclarés de toute fausseté; de sorte que tous les négociants ont l'effroi dans le cœur. ^février 1799. — Un homme de sens m'écrit de Paris que les gouvernants vivent au jour le jour. Le produit des barrières 1 , qu'on crovait destiné à l'entretien des grandes routes, servira aux besoins les plus urgents. L'infidélité des 1 A péage, dont il a été parlé précédemment. QUATRIÈME ET DEIIN1ÈRE ÉPOQUE Ï787-1 80l. 305 employés est telle qu'une décade entière n'a fourni que quatre cents francs, quoiqu'on fût sûr que le produit devait être de seize cents. Ainsi la République est volée partout; c'est un vrai brigandage. 24 février. — Desfossés est venu nous annoncer que le Cest l'établissement où sont centralisées l'administration et la direction effective de l'entreprise . L'établissement, situé CLOS NOUVEL à MONTFORT-SUR-MEU (35160) , était un
Guide de voyageFranceOccitanieTarn-Et-GaronneMonteilsRestaurantsCuisine françaiseLE CLOS MONTEILS Monteils Restaurants Produits gourmands – Vins Sports – Loisirs Shopping – Mode – Cadeaux Voyage – Transports Maison – Déco – Jardin Pense futé – Services Résultats Cuisine française à Monteils L'avis du Petit Futé sur LE CLOS MONTEILS La demeure est austère. Nous sommes devant l'ancien presbytère du village de Monteils, un petit panneau discret annonce les menus. On lève la tête, et le cadran solaire au-dessus de la porte nous souffle que la vie est trop courte pour être petite ». Intuitivement, on sent que l'on va passer un grand moment. Il faut frapper à la porte, et Françoise Bordariès nous ouvre avec le sourire. Machinalement, on lui tend la main, on a vraiment l'impression de venir manger chez l'habitant. L'accueil de Françoise est chaleureux, d'une étonnante simplicité. Son mari Bernard prépare le piano en cuisine, et on est tenté de lui laisser la totale maîtrise de notre assiette, tant cet amateur de jazz est un virtuose, sublimant le terroir et les saisons. Passons outre la décoration un peu désuète, les sols et les plafonds d'époque. L'évidence est dans l'assiette, tout est harmonie, de l'œil à la papille en passant par le nez. Un grand moment en effet, à un prix vraiment très doux, à goûter en été sur la fraîche terrasse qui donne sur la Lère. La meilleure adresse que l'on connaisse. Organiser son voyage à Monteils Transports Réservez vos billets d'avions Location voiture Taxi et VTC Location bateaux Réservez votre bus Réservez votre train Hébergements & séjours Trouver un hôtel Location de vacances Echange de logement Trouvez votre camping Services / Sur place Réservez une table Activités & visites Voyage sur mesure Apprendre une langue étrangère Informations et horaires sur LE CLOS MONTEILS Ouvert du mercredi au samedi le midi et le soir. 3 toques Gault & Millau 2011. Réservation recommandée. Menus de 29 € à 54 €. Formule du midi 18 € ardoise. Jardin. Terrasse. Services Accessible aux fauteuils roulants Vous êtes le responsable de ce lieu, cliquez ici Avis des membres sur LE CLOS MONTEILS Trier par Publicité En savoir plus sur Monteils 82300 Les jeux concours du moment Remportez 1 séjour de prestige en Espagne, pour 2 personnes ! Profitez d’un séjour relaxant pour 2 personnes à Calella, dans la Province de Barcelone avec l'Associació Turística de Calella ! Remportez un guide numérique ! Du 19 au 29 août Je dépose mon avis et je gagne des Foxies Pour soumettre votre avis vous devez vous connecter. Retour Connexion Espace des Membres Email Mot de passe Mot de passe oublié ? Pas encore membre ? Réinitialiser le mot de passe Merci pour votre avis ! Bravo, votre compte a été créé avec succès et nous sommes heureux de vous compter parmi nos Membres ! Votre avis a été envoyé à notre équipe qui le validera dans les prochains jours. Vous pouvez gagner jusqu'à 500 Foxies en complétant votre profil !
SOMMAIRE Chants de marche, de veille ou marins p.5 Chants de messe p.208 Chants Marie p.241 Autres chants chrtiens p.260 Chants du matin ou du soir, de plerinage Prires p.275 Bndicits et grces p.301 Chants rajouts par vous-mme p.308 Index alphabtique p.316 Index thmatique des chants scouts p.327 Feu - boire - marins - canons - dau revoir ou dadieux - de nuit Index
No category Distillerie Merlet et Fils SAS Montfortsur-Meu (35160) Dans un cadre de vie exceptionnel, en bordure du Meu, à 2 pas des commerces, écoles et services, le "Clos du Petit Saloir" est composé de 23 parcelles

Le Petit Clos Au coeur d'un calme et charmant village solognot, maison ancienne en briques et ses dépendances entourées d'un jardin fleuri avec une amusante gloriette sous laquelle est servi le petit déjeuner en saison. Restaurées et décorées par un antiquaire, nous vous offrons 5 chambres aux noms prestigieux des Chateaux de la Loire, tout confort avec bains ou sanitaires individuels. À 50 km au sud d'Orléans. Autoroute A71 sortie N°3 Lamotte-Beuvron. À gauche sur D923 direction BLOIS puis à 3,5km à droite, direction Chaumont sur Tharonne. Place de l'église, prendre la petite rue entre la brocante et la pharmacie, le Petit Clos se trouve à la première intersection à votre gauche.

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